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dimanche 17 mai 2020

Perdre une amie


Le 16 avril 2017

L’an dernier, lorsque ma chatte noire et blanche est morte, il m’a été facile de la remplacer. Ne voulant pas laisser s’installer le vide provoqué par sa disparition soudaine, je l’ai rapidement comblé en adoptant une nouvelle compagne féline. Toute blanche, celle-ci.

Lorsque mon petit ami est parti, il y a trois ans, j’ai ressenti cet état de fait comme un soulagement. Tu en sais quelque chose ! Il avait littéralement pourri le dîner que tu avais organisé chez toi pour ton anniversaire, buvant comme un trou, prenant tout le monde de haut, parlant à tort et à travers sans écouter les autres…

Je n’ai pas remplacé mon petit ami, ça tu le sais aussi. J’ai essayé, un peu, comme ça, jetant mon dévolu sur quelques mecs qui m’attiraient mais qui n’ont eu que faire de mon désir d’amour. Comme toi, le fait de vivre seule n’a jamais été un problème. Cela comporte même un certain nombre d’avantages, dont je n’ai pas besoin de te faire la liste. Comme moi, tu pouvais te passer d’un homme.

Perdre une amie, en revanche, quel désastre ! Mon premier réflexe a été de contacter celles qui m’étaient soi-disant les plus proches, aucune d’entre elles ne manifestant cependant un besoin impérieux de me voir. Tu m’imagines, quémandant une plage libre sur leur agenda pour une balade, un ciné, un concert, un déjeuner ou un dîner… Juste un café, alors ? C’est ce que j’ai fait, pourtant ! Sans grand résultat.

Contrainte et forcée à la solitude, j’ai nourri mon chagrin au fil de ces jours printaniers au ciel trop bleu, au soleil aveuglant, à la chaleur inquiétante. Je me suis reconnectée jusqu’à m’y perdre sur ce site de rencontres gratuit dont tu m’avais parlé. J’avais fini par m’inscrire, à la fin de l’été. Tu as été la première et la seule au courant de mes expériences, peu concluantes, voire décevantes, en vérité. Elles ne furent pas plus fructueuses au cours de ces quelques soirs d’errance, je te rassure ! Des centaines de profils dénués d’intérêt, pour la plupart. Quelques mecs, tout de même, avec lesquels échanger sur la musique…

La zique… Avec qui d’autre que toi pouvais-je si bien en parler ? Nous avions vu ensemble l’expo Bowie à la Philharmonie de Paris, plus tard nous avions pleuré sa mort… Tu écoutais « Black Star » en boucle, j’ai numérisé ton CD à l’occasion d’un échange de nos dernières trouvailles. J’ai découvert grâce à toi le groupe Feu! Chatterton, tu aimais beaucoup le côté allumé du chanteur, la qualité de ses textes. Tu n’as pas accroché à « Scarifications » d’Abd Al Malik, mais Florent Marchet t’a enthousiasmée, alors je t’ai refilé tous les albums. « Bambi Galaxy » était de loin ton préféré.

Nous nous étions fréquentées dans les années quatre-vingt-dix, sans devenir de « vraies » amies. Œuvrant toutes les deux dans le domaine musical et associatif, nous partagions, à l’occasion, des concerts, des repas, des fêtes… Tu connaissais mon frère et sa petite amie, laquelle est devenue sa femme. Ta sœur cadette t’accompagnait souvent, je l’aimais bien aussi. Vous étiez de si bonne humeur ! Toujours un mot pour rire, une connerie à dire !

Nous ne nous sommes plus vues pendant de nombreuses années, jusqu’à ce festival en plein air, en mai 2005, à la Ferté-sous-Jouarre. Il y avait avec toi ce grand dadais barbu, à la chevelure rasta, avec lequel tu faisais de la musique. Tu pratiquais le talk over, m’avais-tu dit, une façon de dire tes textes à la limite du chanté, ni slam ni rap, à la façon de Gainsbarre.

Nous avons échangé nos numéros de téléphone, nous allions nous en faire, des putains de concerts ! Jad Wio à la Cigale, le retour triomphant d’Hubert-Félix Thiéfaine à la Cartonnerie de Reims, Daniel Darc au Palace, le même au Trianon, Catherine Ringer à File 7, Rachid Taha, Orange Blossom, Dominique A… Charles de Goal sur la barge flottante de Petit Bain, à fond les ballons ! C’était un dimanche soir, en décembre 2015. La salle était blindée ! Ce fut le dernier où nous sommes allées ensemble.

Il y a eu ceux où tu étais sur scène, micro en main, tranquille, posée, inspirée, au meilleur de ta forme. J’aimais beaucoup tes textes, ta façon de les dire, avec lenteur, pudeur et retenue. Le grand dadais apportait sa touche musicale de manière discrète mais complémentaire, jouant finement sur les styles, les rythmes, les sons, les instruments, les effets sur ta voix… J’ai pu écrire la chronique de deux de vos albums dans le magazine pour lequel je faisais des piges. Quel honneur pour moi !

Tu as vu moins, puis plus du tout, le grand dadais. Vous avez cessé de faire de la musique ensemble, mais tu as continué à écrire des textes, que tu m’envoyais par mail. Je te donnais mon avis. Parfois, tu me les lisais au téléphone. Parfois, tu me les récitais, lorsque nous nous voyions. Nous nous voyions souvent, nous étions maintenant amies ! Tu me parlais de ta maladie, de tes séjours fréquents à l’hôpital, de tes traitements, de ton état de santé en dents de scie.

Je profitais avec toi des moments où tu allais bien, où l’on pouvait bouger, sortir, s’amuser, marcher, nager, même ! Tu adorais nager. Sinon, eh bien je te rendais visite à l’hôpital. Ces derniers temps, nous allions moins souvent en concert, mais nous fréquentions le centre d’art contemporain de Château-Thierry, nous faisions des expos : l’Orient Express à l’Institut du Monde Arabe, la Libération de Paris au musée de l’Hôtel de Ville, Jean-Paul Gaultier au Grand Palais, la rétrospective Modigliani à Lille, les installations de Michel Houellebecq au Palais de Tokyo, Paul Klee à Beaubourg… Tu étais passionnée par ce peintre, souffrant, comme toi, de la sclérodermie.

Il y a eu ce bel après-midi d’octobre où nous nous sommes retrouvées à Paris, pour voir mon amie de longue date qui était devenue elle aussi ton amie. Nous avons flâné et devisé le long des quais de la rive gauche, depuis l’Assemblée Nationale jusqu’à Châtelet. Un sacré bout de chemin ! Sur la proposition de notre amie, une inconditionnelle, nous avons fait une pause gourmande et méritée au Paradis du Fruit.

Le soir, nous dînions chez elle, en compagnie de ses deux fils et de son mari. Il avait préparé un savoureux repas vietnamien, avec cuisson sur ardoise des viandes parfumées, des champignons frais, des oignons, des légumes… J’avais apporté du champagne et toi une bonne bouteille de vin. D’autres furent ouvertes pour entretenir notre état d’ivresse ! Plus tard dans la soirée, son mari officiant comme DJ, notre amie s’est mise à danser au milieu du salon. Leurs deux fils s’étaient éclipsés depuis longtemps pour reprendre leurs parties de jeux en ligne. Toutes les deux, nous parlions zique, matant quelques clips sur la tablette qui traînait là.

Pour Noël, tu es partie à Antibes, en train, avec tes deux sœurs. Vous avez bien déliré là-bas, m’as-tu dit à ton retour ! Vous avez fait des balades le long de la mer, vous avez visité le musée Picasso… Vous étiez bien plus proches, ces derniers temps. Vous preniez le temps de vous voir, de faire des choses ensemble.

Le 23 janvier, c’était ton anniversaire : cinquante-trois ans, tu atteignais le même âge que moi ! Te le souhaitant par SMS et demandant de tes nouvelles (je n’en avais pas eu depuis le nouvel an), tu m’as appris que tu étais hospitalisée depuis une dizaine de jours. Tu souffrais terriblement du dos et des intestins, on t’avait mise sous morphine, on te faisait des examens.

Le 28, je suis venue avec des fleurs et ma bonne humeur, t’offrant le recueil de mon atelier d’écriture où figurent deux de mes textes. Tu m’as remerciée chaleureusement, tu m’as promis de les lire vite, tu aimais bien la manière dont j’écrivais. Tu m’as parlé de Florent Marchet, de son album « Frère Animal » sur fond de campagne présidentielle, des concerts que tu regardais sur ton smartphone, des émissions à la télé, principalement Arte. Tu as craqué, tu as pleuré, je t’ai réconfortée, je t’ai fait rire… Ma visite t’a fait chaud au cœur.

En février, j’ai pris des vacances en Savoie puis en Suisse, jusqu’à Berne et le centre Paul Klee. J’ai bien pensé à toi, là-bas ! Quand je suis revenue te voir à l’hôpital, tu étais très affaiblie. Tes deux frères étaient là, tes deux sœurs aussi, ta nièce est passée en fin d’après-midi.

Avec ta sœur cadette, je t’ai accompagnée en bas, pour que tu puisses fumer ta clope, prendre un peu l’air. Tu étouffais dans ta chambre, tu aurais préféré être chez toi. Nous sommes restées toutes les trois un long moment à discuter à la cafétéria. Tu t’exprimais difficilement, calée dans ce fauteuil roulant, sans forces, ni dans les bras ni dans les jambes.

Le soir, une fois chez moi, j’ai téléphoné au grand dadais. Tu ne le voyais plus, mais vous n’étiez pas fâchés pour autant, m’avais-tu dit. J’avais toujours son numéro sur mon portable. Je l’ai mis au courant de la situation, de ton état de santé, de ce cancer qui s’installait dans tes os et tes organes. Le lendemain, il est passé te voir. L’un de tes SMS disait que sa visite t’avait fait du bien.

La semaine suivante, c’est en salle de réanimation que je t’ai retrouvée, branchée de partout, un masque à oxygène sur le nez et la bouche… En te quittant je t’ai dit à bientôt, remets-toi vite ! On s’est souri, on s’est pris la main… Ensuite, c’est par tes sœurs que j’ai eu des nouvelles. Tu n’étais plus en capacité de me parler au téléphone ni de m’écrire un SMS.

J’allais monter dans ma voiture pour aller travailler quand j’ai reçu le message, le 16 mars au matin. Sonnée, abattue, hébétée, j’ai pleuré la journée entière. Sensation de flou, d’être là sans y être, mon corps lourd de tristesse tournant au ralenti, la douleur lancinante de t’avoir perdue à jamais. Chez moi j’ai ressorti tes disques, lu un à un tes textes. Je les archivais tous sur mon ordinateur, au fur et à mesure que tu me les envoyais. J’ai prévenu notre amie de Paris, mon frère et ma belle-sœur, le grand dadais.

L’hommage qui te fut rendu au cimetière, le lendemain de ton enterrement en famille selon les traditions kabyles, était à ton image. Une sono portative diffusait ta musique, ta voix résonnait, fière et digne, au milieu des tombes. On a été plusieurs à lire tes textes, avec un micro. J’avais choisi « Traditionnel inconditionnel » et « Yemma », ce bel hommage à ta mère. On a mis tes CD de Daniel Darc, Serge Gainsbourg, David Bowie… Il y avait du monde pour toi, tu sais. Le grand dadais, très éprouvé, ne s’est pas senti en état de venir. Il a pris ça de plein fouet, lui, sans y être préparé… Il a dû regretter amèrement d’avoir négligé votre amitié.

La suite s’est passée chez toi, en plus petit comité, sous forme de buffet. Tes sœurs et ton beau-frère avaient tout organisé. Comme tu aimais le champagne, on a bu du champagne, tout en parlant de toi. Tu imagines le coup de blues que ça m’a foutu de retourner dans ton appartement, de voir me sauter à la gueule tous ces souvenirs des moments qu’on y a passés, d’être assaillie par les pensées de ce que nous ne ferons plus jamais ensemble… Putain, fait chier !

Je ne te remplacerai pas comme on remplace un animal de compagnie ou un petit ami, ça non, c’est tout bonnement impossible. Je vais devoir vivre avec le grand vide que tu as laissé, tout comme avec l’espace que tu vas continuer à occuper dans mon esprit. Mon deuil n’est pas fini, il commence à peine, je te pleure, mon amie, ma meilleure amie ! 

Ta vie s’en est allée, tu restes dans mon cœur, je reviendrai te voir, je viendrai te parler, j’apporterai des fleurs, tout comme aujourd’hui.

En la mémoire de mon amie Yasmina Sahnoune, née le 23 janvier 1964, décédée le 16 mars 2017.


dimanche 10 mai 2020

La livraison


Tom vit apparaître la Planète dans un halo grisâtre à travers les vitres de son cockpit. Il arrivait au terme d’un voyage périlleux, il avait hâte d’en finir. Bourlingueur interplanétaire, corsaire au long-cours depuis sa prime jeunesse, la transaction qu’il s’apprêtait à conclure, même si elle comportait des risques, allait lui rapporter un sacré pactole. Après ça, il n’avait qu’une idée en tête : rentrer chez lui.

L’ordinateur de bord lui signifia qu’il pouvait amorcer la descente. Son vaisseau évoluait maintenant dans une fumée épaisse et sombre, parsemée de débris, d’objets flottants carbonisés. Au cours de l’atterrissage, Tom avait pu mesurer l’ampleur du désastre. La montée des eaux, les forêts dévastées, les incendies qui rougeoyaient ici ou là, les amas de cendres… Il ne pensait pas retrouver la Planète dans un état pareil ! Et en si peu de temps !

Il se posa en douceur, secondé efficacement par le cerveau électronique supra intelligent intégré au vaisseau, auquel il restait connecté en permanence. Il lui avait créé une voix féminine tout à la fois suave et enjouée et l’avait prénommé Scarlett. Dans une zone boisée épargnée par la destruction, les algorithmes de brouillage de la machine avaient su rendre l’appareil indétectable, pratiquement invisible.

Tom avait rendez-vous le lendemain, heure locale vingt-deux heures, dans le quartier troglodyte situé dans les hauteurs de la Ville. Les Tolérants y avaient établi leur base, c’est à eux qu’il devrait livrer sa marchandise. Il avait hésité avant de conclure le marché, les Intransigeants offraient plus d’argent mais les délais à respecter étaient plus courts… Que ce soit pour les uns ou pour les autres, de toute façon, peu lui importait. Il ne s’était jamais rallié à aucune cause.

Sa Jeep Tout Terrain entreposée dans le garage robotisé était déjà chargée, équipée, prête pour la mission. Après l’atterrissage, Tom avait effectué les vérifications d’usage : tout paraissait nickel.  Il allait pouvoir se reposer quelques heures, dormir un peu, il en avait besoin. Pendant ce laps de temps, Scarlett l’infatigable, l’âme dévouée du vaisseau, préparerait la feuille de route, l’objectif étant d’amener la JTT sans encombre jusqu’au lieu de l’échange.

Allez, courage ! Demain, au plus tard à minuit, ça serait bouclé. Allongé dans sa cabine, le petit homme à la peau noire ferma ses yeux légèrement bridés tout en poussant un long soupir. Avant de sombrer dans un profond sommeil, Tom eut une dernière pensée pour le Château de son Enfance et murmura ce vers de Victor Hugo qui continuait à le hanter : L’Homme empiète ; les espaces ont l’air de consentir.

La JTT roulait lentement sur des chemins truffés d’ornières, jonchés de pierres qu’il fallait parfois déplacer grâce à la grue élévatrice pour pouvoir passer. Tom et Scarlett communiquaient en permanence ; l’ordinateur central détectait en temps réel les obstacles présentant un danger et modifiait alors l’itinéraire. Selon ses dernières estimations, dans moins de deux heures, l’engin ultra perfectionné et sa lourde cargaison auraient atteint les hauts quartiers de la Ville.

Les paysages désertiques défilaient derrière les vitres de la Jeep : partout la désolation, les arbres agonisants, la végétation squelettique, la poussière grise, les ruines fumantes, les vestiges démembrés d’une civilisation exsangue. Tout en conduisant, Tom secouait nerveusement la tête de droite et de gauche, faisant osciller sa tignasse blanche et crépue. Alors voilà ce qu’ils en avaient fait, de la Planète. Il n’en restait pratiquement plus rien.

Voyant les collines émerger des brumes, il constata avec effroi la disparition pure et simple des monuments les plus emblématiques de la Ville, certains très anciens : écroulés, volatilisés, rayés des cadres. Non seulement la Planète n’avait pas réagi assez vite aux changements de climat, mais elle s’était mise aussi à s’autodétruire. Cela faisait longtemps que Tom ne comprenait plus rien aux conflits qui l’agitaient. Jusqu’à présent, il y avait trouvé son compte.

Les Conquérants, les Résistants, les Radicaux, les Tolérants, les Insurgés, les Combattants, les Intransigeants, les Extrémistes, les Révolutionnaires… Sur la Planète, personne ne savait plus ni avec qui, ni contre qui se battre. Alors on se battait, on s’affrontait, on s’entretuait. Il régnait un état de confusion totale, une paranoïa permanente, un flou perpétuel, une terreur sans nom. La hausse des températures n’arrangeait rien à la situation.

On se méfiait de tout le monde, on trahissait, on dénonçait, on massacrait. On arrêtait aveuglément, on enfermait, on torturait. On bombardait, on fusillait, on avait besoin d’armes, toujours plus et toujours plus sophistiquées. C’est là que Tom intervenait. Son trafic avait été plutôt juteux au cours des dernières années. Il avait, grâce à ses opérations pour le moins frauduleuses, amassé un gros paquet de fric. Suffisamment pour mener à bien son projet. Bientôt, il serait temps de raccrocher les gants.

Sur les indications de Scarlett, Tom commença à gravir l’ancienne voie rapide, criblée de trous et parsemée de gravats, mais encore praticable avec un engin aussi puissant que la Jeep. D’ici une trentaine de minutes, il rejoindrait la partie troglodyte juchée sur la septième colline, au nord de la Ville. À l’heure fixée, il prendrait contact avec ses commanditaires puis leur livrerait le matériel contre la somme prévue. Après ça, l’heure de sa retraite pourrait enfin sonner.

Jusqu’à présent, il n’avait vu âme qui vive. Des cadavres, oui, il y en avait à la pelle, c’était désespérant. Des adultes, des enfants, des animaux sauvages ou domestiques, gisaient de part et d’autre des routes ensablées sur lesquelles il roulait maintenant. Sécheresse galopante, villages saccagés, maisons éventrées, carcasses rouillées, poutrelles disloquées, amoncellement d’objets abandonnés dans la fuite… Il avait fini par ne plus y faire attention, préférant se concentrer sur sa conduite. Au train où allaient les choses, la Planète n’en avait plus pour très longtemps. Ils se tueraient jusqu’au dernier. C’était sans doute écrit, que la Planète aurait une fin.

Soudain ces gens avaient surgi comme de nulle part. Tom secondé par Scarlett avait stoppé brutalement la Jeep et fait un écart pour les éviter. Ils étaient deux. Des Survivants. L’homme barbu, en guenilles, décharné ; la femme flottant dans des vêtements trop grands, visiblement enceinte. Debout au milieu de la chaussée, hagards, aveuglés par les phares allumés du fourgon. Et Tom à l’intérieur, ne sachant que faire. Scarlett lui intima l’ordre de poursuivre sa route. Jusqu’à présent, toutes les difficultés avaient été surmontées. Cible à atteindre : le QG des Tolérants. Et basta, hasta la vista.

Tom déboucla sa ceinture, déverrouilla la portière côté conducteur, se propulsa hors de la Jeep et se précipita vers l’homme et la femme pour leur demander s’ils allaient bien.

Ali fut le premier à répondre : Mourir de ça ou d’autre chose, de toute façon, au point où on en est…

Le spationaute aguerri ajouta, presque malgré lui : Si je peux vous aider en quoi que ce soit ?

Elen hurla : Mais oui, emmenez-nous avec vous, sauvez-nous de cet enfer, ne nous laissez pas là ! On est à bout, on n’a plus rien, on va crever, comme tous les autres !

Avec sa télécommande, Tom fit coulisser la porte latérale et sans un mot, d’un seul mouvement du bras, invita le couple à monter dans l’habitacle avec ses maigres bagages. Il reprit les commandes, fit demi-tour et ordonna fermement à Scarlett d’activer ses programmes en direction du vaisseau.

La livraison ne trouverait pas preneur, tant pis. La JTT quitta la voie rapide, s’éloigna dans la nuit dévorée par les flammes. Elen et Ali, à l’arrière, dans les bras l’un de l’autre, s’étaient endormis.

« Cap sur le Château de mon Enfance ! Son grand parc arboré, ses pelouses en pente, ses sentiers sinueux, sa forêt luxuriante où je voyais parfois passer des chevreuils, pas du tout farouches… Ses allées sablonneuses, ses bassins en cascades, sa perspective à la française disait mon père, ses hautes rangées d’arbres oscillant sous le vent… Tous ces spectacles en plein air dont raffolait ma mère ! Clowns, jongleurs, magiciens, bonimenteurs, marionnettistes, battucadas, fanfares, équilibristes, cracheurs de feu… »

Tom en aurait des choses à raconter, sur le Domaine ! Il y venait souvent, avec ses parents, pour promener les chiens. Le Château, entièrement recouvert de miroirs bleutés, brillait au loin, l’attirant irrésistiblement. On le laissait jouer devant  les vitres réfléchissantes ; il se contorsionnait, s’accroupissait, sautait en l’air, se penchait d’un côté puis de l’autre, faisant apparaître son image déformée. Un grand plaisir d’enfant ! Et ce panneau, fiché en plein milieu d’un bassin vide, qui le faisait mourir de rire : Patinage interdit.

Au cours des sept mois qu’allait durer leur voyage, Tom, Elen et Ali auraient tout le loisir de faire connaissance. L’homme solitaire et revenu de tout s’était fixé une mission valant mille fois mieux que toute sa carrière minable de trafiquant d’armes : mener à bon port, sains et saufs, les Survivants de la Planète. Scarlett y veillerait aussi. C’était sans doute écrit, que Tom engendrerait un nouveau monde.

Et puis l’enfant naîtrait, avant leur arrivée sur Terre.

dimanche 3 mai 2020

La mise au vert (The Needle & The Damage Done)


Tout a commencé en septembre 1980, lorsque nous nous sommes retrouvées, le jour de la rentrée, au lycée. Tu redoublais ta première. Moi, j’entrais de justesse en terminale. Tu étais de retour après une année passée dans une maison de santé, à la montagne, suite à un grave accident de mobylette.

C’est à l’occasion de ce drame que tes parents avaient découvert ton penchant prononcé pour les états éthyliques extrêmes et cet engouement compulsif pour l’inhalation de trichloréthylène. L’absorption massive de ces produits n’était pas étrangère à ce qui t’était arrivé : une voiture t’avait percutée alors que tu roulais selon une trajectoire confuse, désordonnée.

Ces événements t’avaient valu une mise au vert, loin de chez toi, pour que tu puisses te rétablir, autant physiquement que psychologiquement. Tu t’étais plutôt bien remise de ton traumatisme crânien mais, si l’alcool et le trichlo n’étaient plus dans tes priorités, tu avais découvert, au cours de ton séjour, d’autres formes plus raffinées de stupéfiants. C’est l'une des premières choses dont tu m’as parlé lorsque nous nous sommes revues.

À moi, il ne m'était rien arrivé de grave. Je vivais seule avec mon père et il était souvent absent. Les week-ends, je sortais beaucoup. J'aimais boire et, à l’occasion, j'essayais les mélanges conjugués de l’alcool et des neuroleptiques. J’avais aussi découvert les effets euphorisants de l’herbe et du shit.

Chez les gens que je fréquentais, la musique avait une place de choix. Je découvrais des groupes anciens ou plus récents, de tous les styles. J’éprouvais autant de plaisir à écouter London Calling des Clash que Breakfast in America de Supertramp. Je consacrais juste le temps nécessaire à mes études pour ne pas perdre la face.

Nous nous sommes tout de suite reconnues et entendues. Toi aussi tu aimais la musique, tu t’étais mise à la guitare folk. Moi je jouais du piano classique et je m’essayais à la composition. Nous prîmes rendez-vous chez moi, un samedi après-midi, pour jouer ensemble.

Tu avais apporté du shit et la première chose que tu as faite en arrivant, ce fut de rouler un joint, que nous avons fumé tout en échangeant sur nos expériences et nos idées. Les effets ne tardèrent pas à venir : ils provoquèrent chez nous des rires nerveux, incontrôlables. Nous continuions à parler, de façon de plus en plus décousue et fantaisiste.

Le monde pouvait bien tourner autour de nous, nous étions là, dans nos délires d’adolescentes, avec tant de choses importantes à nous dire ! Je me suis mise au piano et j’ai commencé à jouer un morceau que j’avais inventé. Tu as pris ta guitare, trouvé les accords : notre duo prenait forme, nous nous sentions sur la même longueur d’ondes, en communion parfaite.

Le samedi suivant, tu es venue avec des disques. Nous venions d’écouter Easter de Patti Smith, quand tu as sorti de ta besace Harvest de Neil Young. L'une des photos de la pochette montrait les musiciens en train de jouer dans une vieille grange aux planches disjointes, laissant passer la lumière du soleil.

La musique, aux accents pénétrants, lancinants, mélancoliques, comportait de la guitare sèche ou électrique, de l'harmonica et du piano. Le disque avait été enregistré en 1972 : c’était, déjà, un album culte.

Avec l’invention du CD, je peux aujourd'hui l'écouter d’un seul trait, sans avoir à sortir de mon fauteuil et de mes rêveries. Mais ce samedi d’automne 1980, il a bien fallu que je me lève pour que nous écoutions la deuxième face.

À la fin d’Alabama, tu m’as dit que la chanson suivante était ta préférée. Tu allais apprendre à la jouer à la guitare. Si je trouvais les arpèges au piano, nous pourrions la reprendre ensemble ! C’était The Needle & The Damage Done. Une guitare en picking et la voix douloureusement plaintive de Neil Young : un chef d’œuvre minimal, à la beauté fragile.

J’ai enregistré l’album sur mon petit magnétophone et j’ai passé la semaine suivante à écouter la cassette, à décrypter cette cascade de notes égrenées à la guitare, afin d’en faire quelque chose au piano.

Tu es venue chez moi nombre et nombre d'autres samedis. Nous fumions tout en bavardant et en écoutant de la musique, puis nous nous mettions à jouer. Bientôt, nous fûmes capables de reprendre ce morceau qui te tenait tant à cœur. Tu chantais toutes les paroles et je te rejoignais aux chœurs sur « Oh the damage done ». Nous étions fières de nous réécouter quand nous étions parvenues à nous enregistrer sans nous tromper !

Tu étais de taille moyenne, très mince, presque maigre. Tu portais des jeans en velours, des chemises à carreaux, des bottes style western. Au début de l’hiver, tu t’es mise à arborer fièrement un poncho et un bonnet péruviens, qui te donnaient un genre original et inclassable.

Tes cheveux fins et longs, teints au henné, avaient une belle couleur cuivrée. Ils encadraient harmonieusement ton visage gracile et renforçaient le bleu profond de tes yeux. Moi j’étais plus petite, plus massive. J’ai adopté des tenues similaires aux tiennes, j’ai laissé repousser mes cheveux blonds, qui sont devenus dorés avec le henné. Tu avais une voix divine.

Au lycée, je tentais, tant bien que mal, de garder la tête hors de l’eau, mais mes préoccupations étaient ailleurs. Je ne savais pas ce que je voulais faire après le bac et ce qui m’importait, c’était mes samedis avec toi, nos délires, la musique. J'étais fière d'être ton amie.

Au début du printemps, tu m’as présenté Nathalie. Elle était nouvelle dans ta classe, elle jouait de la guitare, elle avait les mêmes centres d’intérêt que les nôtres… Nos rituels sont passés du duo au trio. Au fil des jours, vous êtes devenues de plus en plus complices. Entre vous, se créaient des liens extraordinairement forts, contre lesquels je ne pouvais rien.

Nos rendez-vous se sont espacés pour finalement disparaître. J’ai continué à fumer et à jouer seule, tantôt au piano, tantôt à la guitare. Je me suis mise au chant. Il était plus que temps de réviser pour le bac, mais je n’en avais pas l’énergie. Je me disais que seul un coup de chance, peut-être, me permettrait de l’obtenir.

J’ai raté mon bac. Ma fierté n’en a été que peu altérée : je n’étais pas prête, voilà tout. L’année suivante, j’ai mieux géré mon temps et mon énergie entre mes études et mes loisirs. J’ai continué la musique, commencé le théâtre, je me suis fait de nouvelles amies… Mais je n’ai retrouvé avec personne d’autre ce qui m’avait unie à toi pendant ces quelques mois.

Bien des années plus tard, j'ai repris, avec mon groupe de l'époque, « notre » chanson en version électrique. Lorsque je chantais « Oh the damage done », j’avais l’impression que tu étais là, que tu m’accompagnais à la guitare.

De toute façon, depuis septembre 1980, tu n’as jamais vraiment cessé de m’accompagner.

dimanche 26 avril 2020

London Calling


Printemps 1980
J’ai seize ans et je découvre les soirées du Tigre. J'apprends le nom de tous ces groupes anglais sur lesquels on danse en balançant les bras et les jambes, d'avant en arrière, de façon saccadée. Madness, The Selecter, The Specials, Elvis Costello, Moon Martin… The Clash et son hymne énergique : « London Calling ».

La face B du 45 tours, « Armagideon Time », passe souvent sur le juke-box du Pub où je me rends après le lycée. Je l’achète pour pouvoir l'écouter tout à loisir chez moi. Puis je découvre avec délectation le double album « London Calling » chez des copains.

La pochette est extraordinairement attractive pour l'œil avec ses lettres capitales en rose et vert et sa photo de concert en noir et blanc. La musique est festive, joyeuse, dansante. On me fait écouter les albums précédents, mais je n'aime pas autant.

Été 1980
Je pars en Angleterre avec des copines, la cassette de « London Calling » et un petit magnétophone à piles dans mes bagages. À Londres, j'achète « I'm the Man » de Joe Jackson, l'album de Lene Lovitch pour le titre « Bird Song » et un 45 tours des Clash : « Bankrobber ».

Je m'habille en noir, rouge et blanc. Je porte aussi le vieil imperméable gris de mon père, dont j'ai raccourci les manches. J'ai coupé mes cheveux et je les hérisse avec du gel.

Décembre 2002
J'apprends la mort de Joe Strummer. J'aimais qui il était, ce qu'il faisait avec son groupe The Mescaleros. J'avais raté leur concert parisien, dommage. Cinquante ans. En 1980, cela m'aurait paru vieux. Maintenant, je trouve que pour mourir, c'est bien trop jeune.

Décembre 2003
Sur une impulsion, je pars en quête de l'album orange vif « Streetcore » dans les rayons de l'Espace Culturel de chez Leclerc. Dans ma voiture, titre après titre, des frissons me parcourent.

Il y a l'émotion d'un disque posthume, mais tellement plus aussi, dans cette voix rocailleuse, généreuse, revendicatrice. Tous ces petits joyaux musicaux acoustiques ou électriques viennent égayer la grisaille ambiante.

Du coup, chez moi, je réécoute « London Calling ». Pas loin de vingt-cinq ans après, la musique des Clash me paraît toujours aussi inventive et jubilatoire. Je fais le lien. Entre les années. Pour me réconcilier avec le temps qui passe et qui efface des vies.

dimanche 19 avril 2020

Contrebandière



Bruits secs et sourds, crépitements. Sons élastiques, rebondissants. Les coups redoublent, montent en puissance. Violence immense, colère lâchée, vieilles souffrances.

Clappements, clapotis, clapotements. Pluie rageuse, lourdes gouttes tombant en rangs serrés, senteurs de terre. Longues minutes tambourinées : des trombes, des seaux, des cordes !

Voilà que ça se calme, ça va decrescendo, puis ça s’arrête. Les arbres se secouent, la terre étanche sa soif. Absorption, écoulements, glissements, goutte-à-goutte.

Allongée sur le dos, les yeux fermés, je me rassemble, reprends conscience. J’ouvre les yeux : dôme d’une grotte aux parois arrondies. Ventre maternel, placentaire, matriciel. Béatitude, douce euphorie.

Il fait bon, sous la tente. Je m'y sens bien. Étanche et rassurante, chaleur diffuse dans le duvet. Son souffle régulier se mêle au mien. Ancré dans le sommeil, il m’enlace. Il m’appartient, je suis à lui.

Depuis la nuit des temps je l’aime. Sentiment étrange, ancestral, primitif. Rester comme ça entre deux eaux, laisser divaguer mes pensées, sa main bien chaude sur ma peau nue.

Il bouge, il gémit, se retourne. Sa main me quitte, il se replie, se met en boule. Je change de position, me lovant contre lui. Poitrine collée à son dos, je l’entoure de mes bras.

Je laisse aller ma tête contre la sienne. Je le respire tout entier, je l’appréhende dans ses moindres détails. J’écoute son corps vibrer. Affinités, intimité, sérénité.

Chaque journée commencée en sa compagnie me remplit d’aise. Je suis fière, nous sommes ensemble. C’est l’été, les vacances, pas de contraintes, itinérance…

Là, maintenant : je prends, je glane, je passe en fraude, je louvoie, je maraude.

Langueur, lascivité, paresse. Lueurs de l’aube, jour nouveau, seuls au monde.

Il s’étire, se détend. Il se tourne vers moi, ouvre les yeux, les referme. Il les rouvre, me sourit, approche ses lèvres des miennes, il m’embrasse. Illumination, foudroiement, éclairs.

Un flot de désir me submerge et m’entraîne loin du large, vers des terres inconnues, en friches.

Temps houleux, vent violent, je perds pied, je suffoque.

Je me laisse assaillir, envahir, engloutir, posséder.

Plus rien d’autre ne compte.

dimanche 12 avril 2020

Une halte à Angers


Le 21 juin 2035

Chers Camille, Sacha et les enfants,

Comment ça va pour vous ? Avez-vous enfin de quoi vous loger, vous nourrir convenablement ? Vos démarches avaient l’air de prendre une bonne tournure, ont-elles abouti comme vous le souhaitiez ? Les enfants peuvent-ils aller à l’école, commencer à apprendre la langue ? C’est important ! Et vous ? Vos diplômes vous donneront-ils la possibilité de travailler ?

Je profite de notre halte d’une semaine à Angers pour vous écrire. Nos amis Mylène et Cédric nous ont accueillis à bras ouverts. Comme ils ont la chance d’avoir encore leur maison, ils hébergent des personnes de passage, en transit, comme nous… La plupart vont à pied, un sac sur le dos et leurs valises à la main, d’autres poussent un caddie, d’autres traînent une carriole… Quelle misère ! Nous nous sentons bien privilégiés, Jacques et moi, avec notre cheval et notre roulotte ! Nous avons un toit, nous savons où dormir…

Mylène est une vieille amie, ça remonte à loin, aux meilleures heures de notre jeunesse ! Avec Cédric, ils ne se sont jamais quittés depuis cette époque. Ils couleraient des jours heureux s’il n’y avait pas tout ce bazar ! Nous, on a été contraints de fuir. L’air devenait irrespirable, on se mettait en danger nuit et jour, notre petit coin de campagne ne ressemblait plus à rien, ce n’était plus possible !

Alors on a fait comme tous les autres, on a plié bagage avec les moyens du bord. Heureusement, on avait gardé la roulotte, et ce sacré Léon… La vieille carne allait reprendre du service ! Et nous autres vieilles carnes, aussi ! Autant prendre ce qui nous arrive dans la bonne humeur ! À l’âge qu’on a tous les deux, on ne risque plus grand-chose. La mort se rapproche, de toute façon.

Nous comptons rejoindre l’Espagne, le Portugal, l’Andalousie, peut-être pousser jusqu’au Maroc. Jacques a repris des couleurs depuis que nous avons quitté l’enfer du Grand Paris. Nous avons emmené nos chats et aussi un chien resté attaché à sa chaîne, que nous avons trouvé dans une cour de ferme déserte.
Nous voyons des choses abominables sur les routes, même si nous nous déplaçons surtout la nuit. Nous rencontrons plein de vieux comme nous, mais bien plus démunis, fragiles, maigres, malades, épuisés, désespérés… Nous ne nous arrêtons pas. Nous ne pouvons pas les aider ! Excusez-moi d’être dure, mais la lutte pour la vie, c’est chacun pour soi.

Nous profitons avec Mylène des moments de préparation des repas pour bavarder, échanger les dernières nouvelles : ceux qui s’en sortent, ceux qui sont morts… Jacques aide Cédric à consolider la maison, à réparer le toit, à faire quelques travaux à l’intérieur. Ça nous fait du bien de vivre dans des murs, d’avoir un grand lit confortable où dormir, où reprendre des forces. La route sera longue, encore. Nous avons la chance de nous aimer, animés par le désir de continuer à vivre ensemble, coûte que coûte, quelles que soient les conditions.

Jacques se joint à moi pour vous embrasser tendrement toutes les deux et les trois petits. Nous vous souhaitons tout le courage dont vous avez besoin pour démarrer votre nouvelle vie dans ce pays qui a bien voulu vous accueillir. Soyez fortes !

Dès que les communications sont rétablies, on se parle sur le Phone. En attendant, le bon vieil Internet continue à fonctionner, même s’il est réduit à une vulgaire boîte de messagerie… Et chez Mylène et Cédric, le réseau passe encore. Quel progrès !

Donnez-nous vite de vos nouvelles, que nous sachions si vous avez bien reçu ce courriel.

On pense à vous, on vous aime !

Zohra et Jacques

dimanche 5 avril 2020

Ce matin-là

Ce matin-là, quand je me suis réveillé, il faisait froid. Je n’avais pas fermé correctement la fenêtre de ma chambre en me couchant hier soir et elle était grande ouverte. Bien au chaud sous les draps, je ne m’en étais pas rendu compte, je m’étais endormi du sommeil du juste…

Pointant mon nez pour respirer l’air de la pièce, prendre la température en quelque sorte, me préparer à sortir du lit pour une nouvelle journée, j’ai ressenti ce froid sur mon visage, ce vent glacial qui venait du dehors.

Vite ! Je me suis levé, j’ai passé ma robe de chambre et enfilé mes chaussons en peau de mouton, je me suis dirigé vers la fenêtre, j’ai fermé d’un coup les deux battants, puis tourné la poignée à fond.

Pour retrouver un peu de chaleur, je suis allé poser mes mains au-dessus du radiateur mais il était éteint. Ceux du salon et de la cuisine aussi. Mince, ce n’était pas de chance ! J’étais pressé ce matin-là mais je ne pouvais quitter la maison sans aller faire un tour à la cave pour vérifier la chaudière, la remettre en marche si besoin…

Tant pis ! Je sacrifierai mon petit-déjeuner, je prendrai des gâteaux à grignoter en route, je ne voulais surtout pas rentrer le soir dans une maison gelée, après une journée de travail qui s’annonçait déjà bien remplie, puis des invités à accueillir pour le dîner.

En ouvrant la porte permettant d’accéder à la cave, j’ai été pris d’un doute avant de poser le premier pied pour descendre. Bien m’en a pris ! Il y avait un trou noir et béant à la place de ce moyen fort simple que j’avais emprunté pas plus tard que la veille, pour aller chercher quelques bouteilles de vin en prévision de la soirée.

Cette soirée avait-t-elle déjà eu lieu ? Ou bien serait-ce tout à l’heure, avec l’arrivée des premiers convives aux alentours de vingt heures ? Je ne savais plus, je me sentais confus, la tête m’a tourné, je me suis adossé au mur pour reprendre mes esprits. Je ne parvenais pas à me souvenir de quoi que ce soit !

Il y avait ce grand vide comme seul accès à la cave, il y avait ce silence sourd venant du bas, me confirmant que la chaudière s’était bien éteinte au cours de la nuit. Déconcerté, désappointé, je sentais bien que je n’étais plus maître de la situation. Quelque chose m’échappait.

Lorsque j’ai voulu aller au grenier chercher des vêtements chauds (j’avais aménagé une partie des combles en dressing), je me suis rendu compte que ce qui aurait dû se trouver là n’y était pas.

En fait, il n’y avait tout simplement… rien.

L’ouverture rectangulaire et la trappe, levée en permanence, prouvaient bel et bien l’existence du grenier, mais ayant levé mes pieds l’un après l’autre pour tenter de monter, je ne rencontrai aucun appui et je faillis tomber. 

dimanche 29 mars 2020

La photo

Vous posez tous les trois sur la photo. Parfaitement immobiles, vos yeux tournés vers l’objectif qui vous a immortalisés. Un instant rare, précieux, privilégié. Derrière vous, la maison.

Votre maison, celle où vous avez vécu en paix au cours de toutes ces belles années… On voit le bas de la porte et ses volets en bois, le perron gris, le crépi blanc de la façade. Au premier plan, les herbes folles de la pelouse.

Elle se tient droite sur la terrasse. Rayonnant de grâce, irradiant de beauté. C’est elle la plus âgée ! Son regard est empreint de douceur et de sérénité. Elle est fière et altière, les yeux mi-clos, la mine confiante, pleine de malice.

La plus jeune est assise sagement sur la première marche. Pour une fois qu’elle se tient tranquille ! Elle est tellement mignonne, gentille et délicate… Elle exprime tout l’amour du monde, avec candeur et insouciance.

Toi, tu te trouves à l’autre bout du petit escalier. Tu sembles inquiet, nerveux, sur la défensive, comme à ton habitude. Tu lances des éclairs noirs, la colère n’est pas loin ! Tu fais tout de même un effort pour paraître agréable.

J’ai retrouvé la photo quand la plus jeune est morte, fauchée bêtement par une voiture, un jour pas fait comme un autre. Je l’ai faite encadrer quand la plus âgée, malade, devenue maigre et fragile, a rendu son dernier souffle.

Elle est accrochée là, devant moi, bien visible, sur le mur du salon. Toi, tu résistes au temps qui passe. Ombrageux, ténébreux, toujours fuyant, rarement confiant, malgré toute l’affection que je te porte.

Tu es le dernier des trois, le seul qu’il me reste, le prochain sur la liste.