Tout a commencé
en septembre 1980, lorsque nous nous sommes retrouvées, le jour de la rentrée,
au lycée. Tu redoublais ta première. Moi, j’entrais de justesse en terminale.
Tu étais de retour après une année passée dans une maison de santé, à la
montagne, suite à un grave accident de mobylette.
C’est à
l’occasion de ce drame que tes parents avaient découvert ton penchant prononcé
pour les états éthyliques extrêmes et cet engouement compulsif pour
l’inhalation de trichloréthylène. L’absorption massive de ces produits n’était
pas étrangère à ce qui t’était arrivé : une voiture t’avait percutée alors
que tu roulais selon une trajectoire confuse, désordonnée.
Ces événements
t’avaient valu une mise au vert, loin de chez toi, pour que tu puisses te
rétablir, autant physiquement que psychologiquement. Tu t’étais plutôt bien
remise de ton traumatisme crânien mais, si l’alcool et le trichlo n’étaient
plus dans tes priorités, tu avais découvert, au cours de ton séjour, d’autres
formes plus raffinées de stupéfiants. C’est l'une des premières choses dont tu m’as
parlé lorsque nous nous sommes revues.
À moi, il ne
m'était rien arrivé de grave. Je vivais seule avec mon père et il était souvent
absent. Les week-ends, je sortais beaucoup. J'aimais boire et, à l’occasion,
j'essayais les mélanges conjugués de l’alcool et des neuroleptiques. J’avais
aussi découvert les effets euphorisants de l’herbe et du shit.
Chez les gens
que je fréquentais, la musique avait une place de choix. Je découvrais des
groupes anciens ou plus récents, de tous les styles. J’éprouvais autant de
plaisir à écouter London Calling des
Clash que Breakfast in America de
Supertramp. Je consacrais juste le temps nécessaire à mes études pour ne pas
perdre la face.
Nous nous
sommes tout de suite reconnues et entendues. Toi aussi tu aimais la musique, tu
t’étais mise à la guitare folk. Moi je jouais du piano classique et je
m’essayais à la composition. Nous prîmes rendez-vous chez moi, un samedi
après-midi, pour jouer ensemble.
Tu avais
apporté du shit et la première chose que tu as faite en arrivant, ce fut de
rouler un joint, que nous avons fumé tout en échangeant sur nos expériences et
nos idées. Les effets ne tardèrent pas à venir : ils provoquèrent chez nous des
rires nerveux, incontrôlables. Nous continuions à parler, de façon de plus en
plus décousue et fantaisiste.
Le monde
pouvait bien tourner autour de nous, nous étions là, dans nos délires
d’adolescentes, avec tant de choses importantes à nous dire ! Je me suis
mise au piano et j’ai commencé à jouer un morceau que j’avais inventé. Tu as
pris ta guitare, trouvé les accords : notre duo prenait forme, nous nous
sentions sur la même longueur d’ondes, en communion parfaite.
Le samedi
suivant, tu es venue avec des disques. Nous venions d’écouter Easter de Patti Smith, quand tu as sorti
de ta besace Harvest de Neil Young.
L'une des photos de la pochette montrait les musiciens en train de jouer dans
une vieille grange aux planches disjointes, laissant passer la lumière du
soleil.
La musique, aux
accents pénétrants, lancinants, mélancoliques, comportait de la guitare sèche
ou électrique, de l'harmonica et du piano. Le disque avait été enregistré en
1972 : c’était, déjà, un album culte.
Avec
l’invention du CD, je peux aujourd'hui l'écouter d’un seul trait, sans avoir à
sortir de mon fauteuil et de mes rêveries. Mais ce samedi d’automne 1980, il a
bien fallu que je me lève pour que nous écoutions la deuxième face.
À la fin d’Alabama, tu m’as dit que la chanson
suivante était ta préférée. Tu allais apprendre à la jouer à la guitare. Si je
trouvais les arpèges au piano, nous pourrions la reprendre ensemble !
C’était The Needle & The Damage Done.
Une guitare en picking et la voix douloureusement plaintive de Neil Young : un
chef d’œuvre minimal, à la beauté fragile.
J’ai enregistré
l’album sur mon petit magnétophone et j’ai passé la semaine suivante à écouter
la cassette, à décrypter cette cascade de notes égrenées à la guitare, afin
d’en faire quelque chose au piano.
Tu es venue
chez moi nombre et nombre d'autres samedis. Nous fumions tout en bavardant et
en écoutant de la musique, puis nous nous mettions à jouer. Bientôt, nous fûmes
capables de reprendre ce morceau qui te tenait tant à cœur. Tu chantais toutes
les paroles et je te rejoignais aux chœurs sur « Oh the damage done ».
Nous étions fières de nous réécouter quand nous étions parvenues à nous
enregistrer sans nous tromper !
Tu étais de
taille moyenne, très mince, presque maigre. Tu portais des jeans en velours,
des chemises à carreaux, des bottes style western. Au début de l’hiver, tu t’es
mise à arborer fièrement un poncho et un bonnet péruviens, qui te donnaient un
genre original et inclassable.
Tes cheveux
fins et longs, teints au henné, avaient une belle couleur cuivrée. Ils
encadraient harmonieusement ton visage gracile et renforçaient le bleu profond
de tes yeux. Moi j’étais plus petite, plus massive. J’ai adopté des tenues
similaires aux tiennes, j’ai laissé repousser mes cheveux blonds, qui sont
devenus dorés avec le henné. Tu avais une voix divine.
Au lycée, je
tentais, tant bien que mal, de garder la tête hors de l’eau, mais mes
préoccupations étaient ailleurs. Je ne savais pas ce que je voulais faire après
le bac et ce qui m’importait, c’était mes samedis avec toi, nos délires, la
musique. J'étais fière d'être ton amie.
Au début du
printemps, tu m’as présenté Nathalie. Elle était nouvelle dans ta classe, elle
jouait de la guitare, elle avait les mêmes centres d’intérêt que les nôtres…
Nos rituels sont passés du duo au trio. Au fil des jours, vous êtes devenues de
plus en plus complices. Entre vous, se créaient des liens extraordinairement
forts, contre lesquels je ne pouvais rien.
Nos rendez-vous
se sont espacés pour finalement disparaître. J’ai continué à fumer et à jouer
seule, tantôt au piano, tantôt à la guitare. Je me suis mise au chant. Il était
plus que temps de réviser pour le bac, mais je n’en avais pas l’énergie. Je me
disais que seul un coup de chance, peut-être, me permettrait de l’obtenir.
J’ai raté mon
bac. Ma fierté n’en a été que peu altérée : je n’étais pas prête, voilà tout.
L’année suivante, j’ai mieux géré mon temps et mon énergie entre mes études et
mes loisirs. J’ai continué la musique, commencé le théâtre, je me suis fait de
nouvelles amies… Mais je n’ai retrouvé avec personne d’autre ce qui m’avait
unie à toi pendant ces quelques mois.
Bien des années
plus tard, j'ai repris, avec mon groupe de l'époque, « notre »
chanson en version électrique. Lorsque je chantais « Oh the damage
done », j’avais l’impression que tu étais là, que tu m’accompagnais à la
guitare.
De toute façon, depuis septembre 1980, tu n’as jamais
vraiment cessé de m’accompagner.