dimanche 3 mai 2020

La mise au vert (The Needle & The Damage Done)


Tout a commencé en septembre 1980, lorsque nous nous sommes retrouvées, le jour de la rentrée, au lycée. Tu redoublais ta première. Moi, j’entrais de justesse en terminale. Tu étais de retour après une année passée dans une maison de santé, à la montagne, suite à un grave accident de mobylette.

C’est à l’occasion de ce drame que tes parents avaient découvert ton penchant prononcé pour les états éthyliques extrêmes et cet engouement compulsif pour l’inhalation de trichloréthylène. L’absorption massive de ces produits n’était pas étrangère à ce qui t’était arrivé : une voiture t’avait percutée alors que tu roulais selon une trajectoire confuse, désordonnée.

Ces événements t’avaient valu une mise au vert, loin de chez toi, pour que tu puisses te rétablir, autant physiquement que psychologiquement. Tu t’étais plutôt bien remise de ton traumatisme crânien mais, si l’alcool et le trichlo n’étaient plus dans tes priorités, tu avais découvert, au cours de ton séjour, d’autres formes plus raffinées de stupéfiants. C’est l'une des premières choses dont tu m’as parlé lorsque nous nous sommes revues.

À moi, il ne m'était rien arrivé de grave. Je vivais seule avec mon père et il était souvent absent. Les week-ends, je sortais beaucoup. J'aimais boire et, à l’occasion, j'essayais les mélanges conjugués de l’alcool et des neuroleptiques. J’avais aussi découvert les effets euphorisants de l’herbe et du shit.

Chez les gens que je fréquentais, la musique avait une place de choix. Je découvrais des groupes anciens ou plus récents, de tous les styles. J’éprouvais autant de plaisir à écouter London Calling des Clash que Breakfast in America de Supertramp. Je consacrais juste le temps nécessaire à mes études pour ne pas perdre la face.

Nous nous sommes tout de suite reconnues et entendues. Toi aussi tu aimais la musique, tu t’étais mise à la guitare folk. Moi je jouais du piano classique et je m’essayais à la composition. Nous prîmes rendez-vous chez moi, un samedi après-midi, pour jouer ensemble.

Tu avais apporté du shit et la première chose que tu as faite en arrivant, ce fut de rouler un joint, que nous avons fumé tout en échangeant sur nos expériences et nos idées. Les effets ne tardèrent pas à venir : ils provoquèrent chez nous des rires nerveux, incontrôlables. Nous continuions à parler, de façon de plus en plus décousue et fantaisiste.

Le monde pouvait bien tourner autour de nous, nous étions là, dans nos délires d’adolescentes, avec tant de choses importantes à nous dire ! Je me suis mise au piano et j’ai commencé à jouer un morceau que j’avais inventé. Tu as pris ta guitare, trouvé les accords : notre duo prenait forme, nous nous sentions sur la même longueur d’ondes, en communion parfaite.

Le samedi suivant, tu es venue avec des disques. Nous venions d’écouter Easter de Patti Smith, quand tu as sorti de ta besace Harvest de Neil Young. L'une des photos de la pochette montrait les musiciens en train de jouer dans une vieille grange aux planches disjointes, laissant passer la lumière du soleil.

La musique, aux accents pénétrants, lancinants, mélancoliques, comportait de la guitare sèche ou électrique, de l'harmonica et du piano. Le disque avait été enregistré en 1972 : c’était, déjà, un album culte.

Avec l’invention du CD, je peux aujourd'hui l'écouter d’un seul trait, sans avoir à sortir de mon fauteuil et de mes rêveries. Mais ce samedi d’automne 1980, il a bien fallu que je me lève pour que nous écoutions la deuxième face.

À la fin d’Alabama, tu m’as dit que la chanson suivante était ta préférée. Tu allais apprendre à la jouer à la guitare. Si je trouvais les arpèges au piano, nous pourrions la reprendre ensemble ! C’était The Needle & The Damage Done. Une guitare en picking et la voix douloureusement plaintive de Neil Young : un chef d’œuvre minimal, à la beauté fragile.

J’ai enregistré l’album sur mon petit magnétophone et j’ai passé la semaine suivante à écouter la cassette, à décrypter cette cascade de notes égrenées à la guitare, afin d’en faire quelque chose au piano.

Tu es venue chez moi nombre et nombre d'autres samedis. Nous fumions tout en bavardant et en écoutant de la musique, puis nous nous mettions à jouer. Bientôt, nous fûmes capables de reprendre ce morceau qui te tenait tant à cœur. Tu chantais toutes les paroles et je te rejoignais aux chœurs sur « Oh the damage done ». Nous étions fières de nous réécouter quand nous étions parvenues à nous enregistrer sans nous tromper !

Tu étais de taille moyenne, très mince, presque maigre. Tu portais des jeans en velours, des chemises à carreaux, des bottes style western. Au début de l’hiver, tu t’es mise à arborer fièrement un poncho et un bonnet péruviens, qui te donnaient un genre original et inclassable.

Tes cheveux fins et longs, teints au henné, avaient une belle couleur cuivrée. Ils encadraient harmonieusement ton visage gracile et renforçaient le bleu profond de tes yeux. Moi j’étais plus petite, plus massive. J’ai adopté des tenues similaires aux tiennes, j’ai laissé repousser mes cheveux blonds, qui sont devenus dorés avec le henné. Tu avais une voix divine.

Au lycée, je tentais, tant bien que mal, de garder la tête hors de l’eau, mais mes préoccupations étaient ailleurs. Je ne savais pas ce que je voulais faire après le bac et ce qui m’importait, c’était mes samedis avec toi, nos délires, la musique. J'étais fière d'être ton amie.

Au début du printemps, tu m’as présenté Nathalie. Elle était nouvelle dans ta classe, elle jouait de la guitare, elle avait les mêmes centres d’intérêt que les nôtres… Nos rituels sont passés du duo au trio. Au fil des jours, vous êtes devenues de plus en plus complices. Entre vous, se créaient des liens extraordinairement forts, contre lesquels je ne pouvais rien.

Nos rendez-vous se sont espacés pour finalement disparaître. J’ai continué à fumer et à jouer seule, tantôt au piano, tantôt à la guitare. Je me suis mise au chant. Il était plus que temps de réviser pour le bac, mais je n’en avais pas l’énergie. Je me disais que seul un coup de chance, peut-être, me permettrait de l’obtenir.

J’ai raté mon bac. Ma fierté n’en a été que peu altérée : je n’étais pas prête, voilà tout. L’année suivante, j’ai mieux géré mon temps et mon énergie entre mes études et mes loisirs. J’ai continué la musique, commencé le théâtre, je me suis fait de nouvelles amies… Mais je n’ai retrouvé avec personne d’autre ce qui m’avait unie à toi pendant ces quelques mois.

Bien des années plus tard, j'ai repris, avec mon groupe de l'époque, « notre » chanson en version électrique. Lorsque je chantais « Oh the damage done », j’avais l’impression que tu étais là, que tu m’accompagnais à la guitare.

De toute façon, depuis septembre 1980, tu n’as jamais vraiment cessé de m’accompagner.