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dimanche 10 mai 2020

La livraison


Tom vit apparaître la Planète dans un halo grisâtre à travers les vitres de son cockpit. Il arrivait au terme d’un voyage périlleux, il avait hâte d’en finir. Bourlingueur interplanétaire, corsaire au long-cours depuis sa prime jeunesse, la transaction qu’il s’apprêtait à conclure, même si elle comportait des risques, allait lui rapporter un sacré pactole. Après ça, il n’avait qu’une idée en tête : rentrer chez lui.

L’ordinateur de bord lui signifia qu’il pouvait amorcer la descente. Son vaisseau évoluait maintenant dans une fumée épaisse et sombre, parsemée de débris, d’objets flottants carbonisés. Au cours de l’atterrissage, Tom avait pu mesurer l’ampleur du désastre. La montée des eaux, les forêts dévastées, les incendies qui rougeoyaient ici ou là, les amas de cendres… Il ne pensait pas retrouver la Planète dans un état pareil ! Et en si peu de temps !

Il se posa en douceur, secondé efficacement par le cerveau électronique supra intelligent intégré au vaisseau, auquel il restait connecté en permanence. Il lui avait créé une voix féminine tout à la fois suave et enjouée et l’avait prénommé Scarlett. Dans une zone boisée épargnée par la destruction, les algorithmes de brouillage de la machine avaient su rendre l’appareil indétectable, pratiquement invisible.

Tom avait rendez-vous le lendemain, heure locale vingt-deux heures, dans le quartier troglodyte situé dans les hauteurs de la Ville. Les Tolérants y avaient établi leur base, c’est à eux qu’il devrait livrer sa marchandise. Il avait hésité avant de conclure le marché, les Intransigeants offraient plus d’argent mais les délais à respecter étaient plus courts… Que ce soit pour les uns ou pour les autres, de toute façon, peu lui importait. Il ne s’était jamais rallié à aucune cause.

Sa Jeep Tout Terrain entreposée dans le garage robotisé était déjà chargée, équipée, prête pour la mission. Après l’atterrissage, Tom avait effectué les vérifications d’usage : tout paraissait nickel.  Il allait pouvoir se reposer quelques heures, dormir un peu, il en avait besoin. Pendant ce laps de temps, Scarlett l’infatigable, l’âme dévouée du vaisseau, préparerait la feuille de route, l’objectif étant d’amener la JTT sans encombre jusqu’au lieu de l’échange.

Allez, courage ! Demain, au plus tard à minuit, ça serait bouclé. Allongé dans sa cabine, le petit homme à la peau noire ferma ses yeux légèrement bridés tout en poussant un long soupir. Avant de sombrer dans un profond sommeil, Tom eut une dernière pensée pour le Château de son Enfance et murmura ce vers de Victor Hugo qui continuait à le hanter : L’Homme empiète ; les espaces ont l’air de consentir.

La JTT roulait lentement sur des chemins truffés d’ornières, jonchés de pierres qu’il fallait parfois déplacer grâce à la grue élévatrice pour pouvoir passer. Tom et Scarlett communiquaient en permanence ; l’ordinateur central détectait en temps réel les obstacles présentant un danger et modifiait alors l’itinéraire. Selon ses dernières estimations, dans moins de deux heures, l’engin ultra perfectionné et sa lourde cargaison auraient atteint les hauts quartiers de la Ville.

Les paysages désertiques défilaient derrière les vitres de la Jeep : partout la désolation, les arbres agonisants, la végétation squelettique, la poussière grise, les ruines fumantes, les vestiges démembrés d’une civilisation exsangue. Tout en conduisant, Tom secouait nerveusement la tête de droite et de gauche, faisant osciller sa tignasse blanche et crépue. Alors voilà ce qu’ils en avaient fait, de la Planète. Il n’en restait pratiquement plus rien.

Voyant les collines émerger des brumes, il constata avec effroi la disparition pure et simple des monuments les plus emblématiques de la Ville, certains très anciens : écroulés, volatilisés, rayés des cadres. Non seulement la Planète n’avait pas réagi assez vite aux changements de climat, mais elle s’était mise aussi à s’autodétruire. Cela faisait longtemps que Tom ne comprenait plus rien aux conflits qui l’agitaient. Jusqu’à présent, il y avait trouvé son compte.

Les Conquérants, les Résistants, les Radicaux, les Tolérants, les Insurgés, les Combattants, les Intransigeants, les Extrémistes, les Révolutionnaires… Sur la Planète, personne ne savait plus ni avec qui, ni contre qui se battre. Alors on se battait, on s’affrontait, on s’entretuait. Il régnait un état de confusion totale, une paranoïa permanente, un flou perpétuel, une terreur sans nom. La hausse des températures n’arrangeait rien à la situation.

On se méfiait de tout le monde, on trahissait, on dénonçait, on massacrait. On arrêtait aveuglément, on enfermait, on torturait. On bombardait, on fusillait, on avait besoin d’armes, toujours plus et toujours plus sophistiquées. C’est là que Tom intervenait. Son trafic avait été plutôt juteux au cours des dernières années. Il avait, grâce à ses opérations pour le moins frauduleuses, amassé un gros paquet de fric. Suffisamment pour mener à bien son projet. Bientôt, il serait temps de raccrocher les gants.

Sur les indications de Scarlett, Tom commença à gravir l’ancienne voie rapide, criblée de trous et parsemée de gravats, mais encore praticable avec un engin aussi puissant que la Jeep. D’ici une trentaine de minutes, il rejoindrait la partie troglodyte juchée sur la septième colline, au nord de la Ville. À l’heure fixée, il prendrait contact avec ses commanditaires puis leur livrerait le matériel contre la somme prévue. Après ça, l’heure de sa retraite pourrait enfin sonner.

Jusqu’à présent, il n’avait vu âme qui vive. Des cadavres, oui, il y en avait à la pelle, c’était désespérant. Des adultes, des enfants, des animaux sauvages ou domestiques, gisaient de part et d’autre des routes ensablées sur lesquelles il roulait maintenant. Sécheresse galopante, villages saccagés, maisons éventrées, carcasses rouillées, poutrelles disloquées, amoncellement d’objets abandonnés dans la fuite… Il avait fini par ne plus y faire attention, préférant se concentrer sur sa conduite. Au train où allaient les choses, la Planète n’en avait plus pour très longtemps. Ils se tueraient jusqu’au dernier. C’était sans doute écrit, que la Planète aurait une fin.

Soudain ces gens avaient surgi comme de nulle part. Tom secondé par Scarlett avait stoppé brutalement la Jeep et fait un écart pour les éviter. Ils étaient deux. Des Survivants. L’homme barbu, en guenilles, décharné ; la femme flottant dans des vêtements trop grands, visiblement enceinte. Debout au milieu de la chaussée, hagards, aveuglés par les phares allumés du fourgon. Et Tom à l’intérieur, ne sachant que faire. Scarlett lui intima l’ordre de poursuivre sa route. Jusqu’à présent, toutes les difficultés avaient été surmontées. Cible à atteindre : le QG des Tolérants. Et basta, hasta la vista.

Tom déboucla sa ceinture, déverrouilla la portière côté conducteur, se propulsa hors de la Jeep et se précipita vers l’homme et la femme pour leur demander s’ils allaient bien.

Ali fut le premier à répondre : Mourir de ça ou d’autre chose, de toute façon, au point où on en est…

Le spationaute aguerri ajouta, presque malgré lui : Si je peux vous aider en quoi que ce soit ?

Elen hurla : Mais oui, emmenez-nous avec vous, sauvez-nous de cet enfer, ne nous laissez pas là ! On est à bout, on n’a plus rien, on va crever, comme tous les autres !

Avec sa télécommande, Tom fit coulisser la porte latérale et sans un mot, d’un seul mouvement du bras, invita le couple à monter dans l’habitacle avec ses maigres bagages. Il reprit les commandes, fit demi-tour et ordonna fermement à Scarlett d’activer ses programmes en direction du vaisseau.

La livraison ne trouverait pas preneur, tant pis. La JTT quitta la voie rapide, s’éloigna dans la nuit dévorée par les flammes. Elen et Ali, à l’arrière, dans les bras l’un de l’autre, s’étaient endormis.

« Cap sur le Château de mon Enfance ! Son grand parc arboré, ses pelouses en pente, ses sentiers sinueux, sa forêt luxuriante où je voyais parfois passer des chevreuils, pas du tout farouches… Ses allées sablonneuses, ses bassins en cascades, sa perspective à la française disait mon père, ses hautes rangées d’arbres oscillant sous le vent… Tous ces spectacles en plein air dont raffolait ma mère ! Clowns, jongleurs, magiciens, bonimenteurs, marionnettistes, battucadas, fanfares, équilibristes, cracheurs de feu… »

Tom en aurait des choses à raconter, sur le Domaine ! Il y venait souvent, avec ses parents, pour promener les chiens. Le Château, entièrement recouvert de miroirs bleutés, brillait au loin, l’attirant irrésistiblement. On le laissait jouer devant  les vitres réfléchissantes ; il se contorsionnait, s’accroupissait, sautait en l’air, se penchait d’un côté puis de l’autre, faisant apparaître son image déformée. Un grand plaisir d’enfant ! Et ce panneau, fiché en plein milieu d’un bassin vide, qui le faisait mourir de rire : Patinage interdit.

Au cours des sept mois qu’allait durer leur voyage, Tom, Elen et Ali auraient tout le loisir de faire connaissance. L’homme solitaire et revenu de tout s’était fixé une mission valant mille fois mieux que toute sa carrière minable de trafiquant d’armes : mener à bon port, sains et saufs, les Survivants de la Planète. Scarlett y veillerait aussi. C’était sans doute écrit, que Tom engendrerait un nouveau monde.

Et puis l’enfant naîtrait, avant leur arrivée sur Terre.

samedi 9 mai 2020

Dernières balises (avant mutation)

J’imagine que l’approche du début de la fin du confinement sera vécue différemment selon les individus. 

Certain-e-s remonteront par pallier, comme en plongée, en ayant hâte de respirer enfin à l’air libre. 

Pour d’autres, il s’agira de contrôler la descente, de réussir l’atterrissage sans trop se faire de mal. 

L’on parle déjà des dommages collatéraux dûs à la situation d’enfermement de ces huit longues semaines. Nous ne sommes pas au bout de nos peines.


NB : Pour ceux/celles qui ne le sauraient pas, « Dernières balises (avant mutation) » est le titre d’un album d’Hubert-Félix Thiéfaine sorti en 1981.

vendredi 8 mai 2020

On verra bien


Voilà, c’est ce qu’on dit, on verra bien, on va faire ce que le gouvernement nous demande, on va sortir avec des masques que nous n’avons toujours pas, on va respecter la distanciation physique puisqu’il n’est plus question, dans les discours, de la distanciation sociale des débuts, on va appliquer les gestes barrière (car le s du pluriel a mystérieusement disparu), on va se laver les mains cinquante fois par jour, on va nettoyer ce que l’on touche et ce que les autres touchent aussi, on va appliquer le protocole de déconnade déconfinement à la lettre, et s’il faut redéconner reconfiner on se reconfinera, on fera tout comme ils nous disent, hein, parce qu’on veut vivre, quoiqu’il en coûte…

En ce qui me concerne professionnellement, je suis déjà sûre d’une chose, c’est que je ne travaillerai pas dans mon école de rattachement. Nous sommes neuf (y compris le directeur et deux enseignantes du RASED) à reprendre en présentiel ; a priori quinze enfants seulement reviendront à l’école à partir du jeudi 14 mai. Je serai donc affectée dans une autre école de la circonscription, c’est ce que la secrétaire m’a annoncé au téléphone, laquelle je ne sais pas encore mais c’est comme ça, c’est mon job, alors oui, pour moi c’est clair, lundi 11 mai 2020, on verra bien.

À (ré)écouter sans modération, la lucidité et l’acidité de Fabrice Luchini, invité de la matinale de France Inter le 5 mai 2020 (interviewé par Léa Salamé). Chapeau, l’artiste !