Tom vit
apparaître la Planète dans un halo grisâtre à travers les vitres de son
cockpit. Il arrivait au terme d’un voyage périlleux, il avait hâte d’en finir.
Bourlingueur interplanétaire, corsaire au long-cours depuis sa prime jeunesse,
la transaction qu’il s’apprêtait à conclure, même si elle comportait des
risques, allait lui rapporter un sacré pactole. Après ça, il n’avait qu’une
idée en tête : rentrer chez lui.
L’ordinateur
de bord lui signifia qu’il pouvait amorcer la descente. Son vaisseau évoluait
maintenant dans une fumée épaisse et sombre, parsemée de débris, d’objets
flottants carbonisés. Au cours de l’atterrissage, Tom avait pu mesurer
l’ampleur du désastre. La montée des eaux, les forêts dévastées, les incendies
qui rougeoyaient ici ou là, les amas de cendres… Il ne pensait pas retrouver la
Planète dans un état pareil ! Et en si peu de temps !
Il se posa en
douceur, secondé efficacement par le cerveau électronique supra intelligent
intégré au vaisseau, auquel il restait connecté en permanence. Il lui avait
créé une voix féminine tout à la fois suave et enjouée et l’avait prénommé Scarlett. Dans une zone boisée épargnée
par la destruction, les algorithmes de brouillage de la machine avaient su rendre
l’appareil indétectable, pratiquement invisible.
Tom avait
rendez-vous le lendemain, heure locale vingt-deux heures, dans le quartier
troglodyte situé dans les hauteurs de la Ville. Les Tolérants y avaient établi
leur base, c’est à eux qu’il devrait livrer sa marchandise. Il avait hésité
avant de conclure le marché, les Intransigeants offraient plus d’argent mais
les délais à respecter étaient plus courts… Que ce soit pour les uns ou pour
les autres, de toute façon, peu lui importait. Il ne s’était jamais rallié à
aucune cause.
Sa Jeep Tout Terrain entreposée dans le
garage robotisé était déjà chargée, équipée, prête pour la mission. Après
l’atterrissage, Tom avait effectué les vérifications d’usage : tout
paraissait nickel. Il allait pouvoir se
reposer quelques heures, dormir un peu, il en avait besoin. Pendant ce laps de
temps, Scarlett l’infatigable, l’âme
dévouée du vaisseau, préparerait la feuille de route, l’objectif étant d’amener
la JTT sans encombre jusqu’au lieu de
l’échange.
Allez,
courage ! Demain, au plus tard à minuit, ça serait bouclé. Allongé dans sa
cabine, le petit homme à la peau noire ferma ses yeux légèrement bridés tout en
poussant un long soupir. Avant de sombrer dans un profond sommeil, Tom eut une
dernière pensée pour le Château de son
Enfance et murmura ce vers de Victor Hugo qui continuait à le hanter :
L’Homme empiète ; les espaces ont
l’air de consentir.
La JTT roulait lentement sur des chemins
truffés d’ornières, jonchés de pierres qu’il fallait parfois déplacer grâce à
la grue élévatrice pour pouvoir passer. Tom et Scarlett communiquaient en permanence ; l’ordinateur central
détectait en temps réel les obstacles présentant un danger et modifiait alors
l’itinéraire. Selon ses dernières estimations, dans moins de deux heures,
l’engin ultra perfectionné et sa lourde cargaison auraient atteint les hauts
quartiers de la Ville.
Les paysages
désertiques défilaient derrière les vitres de la Jeep : partout la désolation, les arbres agonisants, la
végétation squelettique, la poussière grise, les ruines fumantes, les vestiges
démembrés d’une civilisation exsangue. Tout en conduisant, Tom secouait
nerveusement la tête de droite et de gauche, faisant osciller sa tignasse
blanche et crépue. Alors voilà ce qu’ils en avaient fait, de la Planète. Il
n’en restait pratiquement plus rien.
Voyant les
collines émerger des brumes, il constata avec effroi la disparition pure et
simple des monuments les plus emblématiques de la Ville, certains très
anciens : écroulés, volatilisés, rayés des cadres. Non seulement la
Planète n’avait pas réagi assez vite aux changements de climat, mais elle
s’était mise aussi à s’autodétruire. Cela faisait longtemps que Tom ne
comprenait plus rien aux conflits qui l’agitaient. Jusqu’à présent, il y avait
trouvé son compte.
Les
Conquérants, les Résistants, les Radicaux, les Tolérants, les Insurgés, les
Combattants, les Intransigeants, les Extrémistes, les Révolutionnaires… Sur la
Planète, personne ne savait plus ni avec qui, ni contre qui se battre. Alors on
se battait, on s’affrontait, on s’entretuait. Il régnait un état de confusion
totale, une paranoïa permanente, un flou perpétuel, une terreur sans nom. La
hausse des températures n’arrangeait rien à la situation.
On se méfiait
de tout le monde, on trahissait, on dénonçait, on massacrait. On arrêtait
aveuglément, on enfermait, on torturait. On bombardait, on fusillait, on avait
besoin d’armes, toujours plus et toujours plus sophistiquées. C’est là que Tom
intervenait. Son trafic avait été plutôt juteux au cours des dernières années.
Il avait, grâce à ses opérations pour le moins frauduleuses, amassé un gros
paquet de fric. Suffisamment pour mener à bien son projet. Bientôt, il serait
temps de raccrocher les gants.
Sur les
indications de Scarlett, Tom commença
à gravir l’ancienne voie rapide, criblée de trous et parsemée de gravats, mais
encore praticable avec un engin aussi puissant que la Jeep. D’ici une trentaine de minutes, il rejoindrait la partie
troglodyte juchée sur la septième colline, au nord de la Ville. À l’heure
fixée, il prendrait contact avec ses commanditaires puis leur livrerait le
matériel contre la somme prévue. Après ça, l’heure de sa retraite pourrait
enfin sonner.
Jusqu’à
présent, il n’avait vu âme qui vive. Des cadavres, oui, il y en avait à la
pelle, c’était désespérant. Des adultes, des enfants, des animaux sauvages ou
domestiques, gisaient de part et d’autre des routes ensablées sur lesquelles il
roulait maintenant. Sécheresse galopante, villages saccagés, maisons éventrées,
carcasses rouillées, poutrelles disloquées, amoncellement d’objets abandonnés
dans la fuite… Il avait fini par ne plus y faire attention, préférant se
concentrer sur sa conduite. Au train où allaient les choses, la Planète n’en
avait plus pour très longtemps. Ils se tueraient jusqu’au dernier. C’était sans
doute écrit, que la Planète aurait une fin.
Soudain ces
gens avaient surgi comme de nulle part. Tom secondé par Scarlett avait stoppé brutalement la Jeep et fait un écart pour les éviter. Ils étaient deux. Des
Survivants. L’homme barbu, en guenilles, décharné ; la femme flottant dans
des vêtements trop grands, visiblement enceinte. Debout au milieu de la
chaussée, hagards, aveuglés par les phares allumés du fourgon. Et Tom à
l’intérieur, ne sachant que faire. Scarlett
lui intima l’ordre de poursuivre sa route. Jusqu’à présent, toutes les
difficultés avaient été surmontées. Cible à atteindre : le QG des
Tolérants. Et basta, hasta la vista.
Tom déboucla
sa ceinture, déverrouilla la portière côté conducteur, se propulsa hors de la Jeep et se précipita vers l’homme et la
femme pour leur demander s’ils allaient bien.
Ali fut le
premier à répondre : Mourir de ça ou
d’autre chose, de toute façon, au point où on en est…
Le
spationaute aguerri ajouta, presque malgré lui : Si je peux vous aider en quoi que ce soit ?
Elen
hurla : Mais oui, emmenez-nous
avec vous, sauvez-nous de cet enfer, ne nous laissez pas là ! On est à
bout, on n’a plus rien, on va crever, comme tous les autres !
Avec sa
télécommande, Tom fit coulisser la porte latérale et sans un mot, d’un seul
mouvement du bras, invita le couple à monter dans l’habitacle avec ses maigres
bagages. Il reprit les commandes, fit demi-tour et ordonna fermement à Scarlett d’activer ses programmes en
direction du vaisseau.
La livraison
ne trouverait pas preneur, tant pis. La JTT
quitta la voie rapide, s’éloigna dans la nuit dévorée par les flammes. Elen
et Ali, à l’arrière, dans les bras l’un de l’autre, s’étaient endormis.
« Cap
sur le Château de mon Enfance !
Son grand parc arboré, ses pelouses en pente, ses sentiers sinueux, sa forêt
luxuriante où je voyais parfois passer des chevreuils, pas du tout farouches…
Ses allées sablonneuses, ses bassins en cascades, sa perspective à la française disait mon père, ses hautes rangées
d’arbres oscillant sous le vent… Tous ces spectacles en plein air dont
raffolait ma mère ! Clowns, jongleurs, magiciens, bonimenteurs,
marionnettistes, battucadas, fanfares, équilibristes, cracheurs de feu… »
Tom en aurait
des choses à raconter, sur le Domaine !
Il y venait souvent, avec ses parents, pour promener les chiens. Le Château, entièrement recouvert de
miroirs bleutés, brillait au loin, l’attirant irrésistiblement. On le laissait
jouer devant les vitres
réfléchissantes ; il se contorsionnait, s’accroupissait, sautait en l’air,
se penchait d’un côté puis de l’autre, faisant apparaître son image déformée.
Un grand plaisir d’enfant ! Et ce panneau, fiché en plein milieu d’un
bassin vide, qui le faisait mourir de rire : Patinage interdit.
Au cours des
sept mois qu’allait durer leur voyage, Tom, Elen et Ali auraient tout le loisir
de faire connaissance. L’homme solitaire et revenu de tout s’était fixé une
mission valant mille fois mieux que toute sa carrière minable de trafiquant
d’armes : mener à bon port, sains et saufs, les Survivants de la Planète. Scarlett y veillerait aussi. C’était
sans doute écrit, que Tom engendrerait un nouveau monde.
Et puis
l’enfant naîtrait, avant leur arrivée sur Terre.