Affichage des articles dont le libellé est La fiction du dimanche. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est La fiction du dimanche. Afficher tous les articles

dimanche 19 juillet 2020

Une histoire d'amour



Ils en avaient eus, de sacrés moments de bonheur, tous les deux, au cours des dix dernières années ! Voyageant moins, moins loin, moins longtemps, savourant des moments simples et tranquilles dans la villa en bord de mer qu’ils avaient achetée. Chaque nouveau jour passait tel un enchantement. Ils avaient atteint un bel âge, en plutôt bonne santé. Ils étaient comblés par la vie qu’ils avaient menée. Ils étaient riches, avec bien plus d’argent sur leurs comptes qu’ils ne pourraient jamais en dépenser.

 

Cet hiver-là, ils avaient choisi de retourner à Amsterdam. Ils en avaient longuement parlé, ils se sentaient prêts, ils feraient ce voyage ensemble. Ils n’étaient pas éternels, l’un ou l’autre pouvait décliner du jour au lendemain, ou même s’éteindre brutalement… Ils ne pourraient supporter de voir l’autre faiblir, c’était exclu, ils s’aimaient trop pour ça. Ils ne seraient séparés ni par la maladie, ni par la mort de l’autre, c’était impensable, tout bonnement impossible ! Ils n’envisageaient pas l’hôpital, encore moins la maison de retraite.

 

Ils l’avaient décidé. Ils partiraient en bonne forme, mentale et physique, ils se donneraient du bon temps, comme au beau vieux temps.

 

Ils étaient restés beaux, ils étaient beaux l’un pour l’autre, l’un dans les yeux de l’autre. Ils prenaient soin de leur personne, continuaient à se plaire, comme à leurs vingt ans. Ils étaient amoureux, se connaissant si bien, faisant encore l’amour.

 

Les voilà tous les deux, bien mis, élégants, quittant leur hôtel de Raadhuisstraat en se tenant par le bras, suivant à petits pas le trottoir jusqu’à l’angle avec Herengracht. Ils entrent dans le petit café, descendent les quelques marches, s’avancent vers le comptoir pour consulter le menu.

 

Non, ils n’iront pas gambader à travers les rues pavées en longeant les canaux après avoir fumé de l’herbe, ce n’est plus de leur âge. Ils resteront là, dans cette petite salle en sous-sol confortablement aménagée, agréablement éclairée, à l’ambiance cosmopolite, au va et vient incessant. Il achètera deux joints tous faits, elle commandera deux thés au lait.

 

Ils se sont assis tous les deux sur la même banquette, faisant face à la salle et au bar, l’un tout près de l’autre, tirant lentement sur leur joint, s’échangeant des paroles qu’eux seuls peuvent entendre. La musique est douce et paisible, légèrement rythmée, parfaitement adaptée. Sur le grand écran muet, s’époumonent les personnages du Muppet Show sous-titrés en néerlandais.

 

Lorsque le café se remplit, ils acceptent volontiers des voisins de table, en vis-à-vis. Ils engagent la conversation, en anglais, avec ces personnes de passage venues du monde entier, s’adonnant, sans complexes, à des plaisirs récréatifs parfaitement licites dans ce pays.

 

L’endroit leur plaît, ils reviendront les jours suivants. Ils se feront ce plaisir : fumer, ici, ensemble. Ils prendront leur temps pour rêver, philosopher, se souvenir, se séduire, s’étonner encore, aller au plus profond de l’âme de l’autre, communier, ne faire qu’un.

 

Le vieux couple quitte le café à la nuit tombée, saluant amicalement le personnel, le remerciant vivement pour son accueil. Il ajustera sa casquette, elle nouera son foulard, il montera en premier les quelques marches vers la sortie et retiendra la porte pour lui laisser le passage. Dehors, tout se sera allumé : les ponts, les lampadaires, les enseignes, les vitrines, les décorations de Noël, les fenêtres des maisons, les phares des vélos, des trams, des bateaux.

 

Il y a des voitures qui circulent et quelques scooters, une farandole de vélos, beaucoup de piétons sur les larges trottoirs. C’est une grande artère, très passagère. Sur le chemin en sens inverse, jusqu’à leur hôtel, ils profiteront du spectacle des lumières. Allant à leur rythme, ils écouteront les bruits de la ville, ceux de cette ville-là, car chacune a les siens.

 

Que feront-ils demain ? Demain sera un autre jour ! Ils doivent réserver une croisière nocturne pour découvrir les œuvres lumineuses du Light Festival, ils veulent revisiter le musée Van Gogh, revoir la maison de Rembrandt, celle d’Anne Frank, retourner fumer dans ce café qu’ils ont trouvé si sympathique…

 

D’abord un bon dîner réparateur, en tête à tête et aux chandelles, dans le cadre raffiné du restaurant de leur hôtel. L’herbe leur aura donné de l’appétit. Dans leur chambre, ensuite : toilette complète et minutieuse, lecture dans le grand lit, chaleur intime, joie d’être ensemble, désir des corps.

 

Il lâchera son livre, elle sa tablette. Ils s’enlaceront, s’embrasseront, s’étreindront avec force, feront l’amour longuement avant de s’endormir soudés l’un à l’autre, pleinement satisfaits de leur première journée de voyage. L’une de leurs dernières, en couple, sur Terre. Avant de concrétiser leur décision commune, mûrement réfléchie.

 

La semaine prochaine, ils partiront ensemble.

dimanche 5 juillet 2020

Le premier jour

Tout comme à Florence et à Venise, il avait ressenti un immense bien-être en descendant du train. Il arrivait de Milan par une ligne à grande vitesse, après une nuit passée en wagon-couchette depuis la gare de Lyon. Il avait laissé ses bagages à la consigne, ne gardant que le minimum sur lui dans un petit sac à dos, avec son appareil photo.

Foulant pour la première fois de sa vie le sol de cette ville tant convoitée, ses pas l’avaient mené d’emblée vers les ruines antiques les plus proches de la gare, les thermes de Dioclétien. Il y avait passé tout le reste de la matinée, enchaînant sur le musée national, immense, puis l’église Sainte-Marie-des-Anges.

En ce début d’après-midi, il profitait d’une pause bien méritée avec sandwichs, verre de prosecco et tiramisu en dessert, à la terrasse d’un café surplombant la Piazza della Repubblica. De là où il était, sous les arcades de l’imposant bâtiment en hémicycle, la vue était imprenable, un grand panoramique ! Quelle joie, pour lui, d’être là !

C’est alors qu’il l’aperçut, majestueuse, imposante, resplendissante. Sa couleur bronze attirait son regard, elle avait des reflets bleutés. Tout autour d’elle, un halo clair, lumineux, irisé. Elle murmurait, elle chantonnait, elle l’appelait irrésistiblement. Il lui faudrait bientôt aller à sa rencontre.

Après avoir fini son repas et bu un café americano, il traversa la place sans hésiter une seconde, pour rejoindre le terre-plein central. C’est là qu’elle se trouvait, rayonnante de beauté.

Elles formaient un quatuor parfait. Passant lentement de l’une à l’autre, il fut émerveillé par la grâce de leur corps dénudé, par leur féminité exacerbée, par l’insolence de leur jeunesse. Il pouvait les regarder comme bon lui semblait, s’approchant, se reculant, se décidant pour l’angle de vue d’une photo.

Il fit un deuxième, puis un troisième tour du bassin circulaire où elles posaient, de façon très expressive, en compagnie de créatures monstrueuses qui leur donnaient du fil à retordre. Au centre, plus haut, dans un bassin plus petit, un homme nu et musclé agrippait un dauphin, lequel crachait un jet d’eau généreux.

L’une saisissait fermement par la crinière un redoutable cheval marin, l’autre chevauchait un oiseau géant. La troisième, visiblement détendue, s’appuyait sur le dos d’une espèce d’iguane. Quant à la dernière, elle était carrément sexy, s’amusant follement avec un long et vigoureux serpent.

Alors, laquelle choisir ? La tête lui tournait, il était indécis. Elles étaient la perfection même, toutes les quatre ensemble. Joyeuses, joueuses, facétieuses, débordantes de vitalité. Toutes aussi envoûtantes, attirantes, désirables.

Plus tard, le soir, dans sa chambre d’hôte, en ouvrant son guide touristique, il apprendrait que c’étaient des naïades qui l’avaient tant charmé, et plus précisément des nymphes, protectrices des sources.

Il lut, avec un regard amusé, qu’elles firent scandale lors de l’inauguration, en 1901. On leur reprochait d’être nues, impudiques, lascives, provocantes. Mais elles étaient restées, une eau de source coulait là, l’eau d’une source sacrée, pas question de les déloger !

Ainsi, chacune de ces divinités avait sa symbolique : la nymphe de l’océan combattait le cheval marin, la nymphe du lac était représentée avec un cygne, la nymphe des rivières souterraines avec un dragon, la nymphe des fleuves avec un serpent… La maîtrise des forces de la nature exultait par l’homme empoignant son dauphin.

Il l’avait rencontrée sans vraiment la chercher, un peu par hasard. Le premier jour d’un voyage, il s’imprégnait avant tout des humeurs de la ville, allant ici ou là, au fil de son inspiration.

À la fontaine des Naïades place de la République, s’ajouteraient celle de la Pomme de pin au Vatican, la Barque sur la place d’Espagne, les Quatre Fleuves et son obélisque place Navone, l’incontournable fontaine de Trevi, l’irrésistible fontaine du Triton…

Il venait d’arriver à Rome, où mille et une splendeurs encore, l’attendaient.

dimanche 28 juin 2020

La ligne droite

Le maître avait formé quatre équipes de sept coureurs et désigné les capitaines auxquels il avait remis les témoins. Deux filles : la blonde Vanessa, la brune Anissa et deux garçons : le grand Thomas, le petit Jason. Les enfants étaient déjà alignés sur la ligne de départ, leur équipe impeccablement rangée derrière eux.

L’enseignant donna les dernières instructions : il fallait courir droit chacun dans son couloir, aller jusqu’au plot de la couleur de son équipe, le contourner puis repartir en sens inverse vers le camarade qui attendait, main en avant, de recevoir le témoin pour courir à son tour. On ne devait pas dépasser les limites marquées au sol, cela entraînerait des pénalités.

À vos marques, prêts ? Le sifflet retentit, propulsant les quatre capitaines sur la piste dans un concert d’encouragements pour le moment timides, mais qui s’affirmeraient au fur et à mesure du déroulement de la course.

Anissa, grande et sportive, fut la première à contourner son plot. Jason, fin et musclé, prenait de l’avance sur Thomas, au corps trapu, bien enrobé, qui peinait sous l’effort. Vanessa, petite pour son âge, ses longs cheveux lâchés, faisait tout pour les rattraper.

Les enfants sautillaient, levaient leurs mains en l’air, poussaient des cris de joie. Les prochains à partir étaient concentrés, en position, leurs pieds derrière la ligne, sous l’œil vigilant du maître.

Anissa arriva la première, puis Jason, talonné par Vanessa. Thomas accéléra dans les derniers mètres, avec un sursaut d’énergie. Déjà les élèves suivants s’élançaient à toute vitesse.

Les bâtons aux couleurs vives s’agitaient, virevoltaient, tournoyaient dans la main des jeunes coureurs, passant de l’un à l’autre, allant et venant le long du terrain plat et goudronné de la cour. Bâtiments à la blancheur rehaussée par le bleu du ciel et le soleil lumineux de l’après-midi, fenêtres scintillantes, tuiles rouges sur les toits.

La course touchait à sa fin, on hurlait, on trépignait, on avait encore l’espoir de gagner cette première manche ! Il y en aurait trois autres. Au bout du compte, l’équipe rouge d’Anissa gagnerait deux fois. L’équipe bleue de Vanessa et celle de Thomas, la verte, en remporterait une chacune.

L’équipe jaune de Jason réclamait une cinquième course mais l’enseignant, d’un coup de sifflet prolongé, ordonna le retour à l’ordre. Le groupe s’installa, calme et discipliné, à l’ombre des marronniers. On reprendrait des forces, on boirait à grandes rasades l’eau des bouteilles en plastique, on partagerait un bon goûter. On filerait droit, le maître veillait au grain !

Puis la sonnerie annoncerait la fin de la journée et le retour en cellule.

dimanche 21 juin 2020

MAX (spécial fête de la musique)

Ainsi donc, elle allait retourner à la Flèche d'Or bien plus tôt qu'elle ne l'aurait cru. Elle n'y avait pas mis les pieds depuis une infinité d'années, et voilà qu'elle s'apprêtait à y passer une deuxième soirée, en pleine semaine ! Sa vie était faite de hauts et de bas : le calme plat durant des mois jusqu'au néant, puis les envies reviennent, les occasions se présentent, une chose en entraîne une autre… Le printemps arrivait à grands pas, elle était dans une phase ascendante, plus positive.

Lundi soir, elle était venue soutenir deux jeunes groupes seine-et-marnais talentueux et prometteurs, dont les univers musicaux la touchaient particulièrement. Elle avait retrouvé avec une joie émue, un brin nostalgique, l'ancienne gare de la ligne de chemin de fer nommée Petite Ceinture, cet endroit parisien mythique où les soirées se succédaient sans faillir depuis le début des 90’s. Le public était là en nombre, amical, chaleureux, bon enfant, amateur de bière. Une ambiance qu’elle aimait, qui l’électrisait, la rendait vivante.

Après ce qui lui était arrivé, elle avait fui les salles de concert, les cafés musicaux, les clubs rock, bref tous les endroits où passait de la musique live. C'était resté longtemps une véritable phobie. Mais sa passion avait été la plus forte : un jour, elle s'était jetée à l'eau et avait pris sa place pour Jad Wio. Son groupe fétiche jouait à l'Usine, une salle associative dans la ville de province où elle avait trouvé refuge. Elle avait amassé assez de courage pour s'y rendre seule et avait passé un sacré bon moment.

 

Elle y retournerait sans problème, à l'Usine, maintenant qu'elle connaissait le chemin ! Elle irait en voir, des putains de concerts ! Sa réclusion était terminée. C'était redevenu vital, essentiel. Elle se remit à sortir, retrouvant les salles surchauffées, l'émulation du public, l'énergie émanant de la scène et des musiciens, le jeu des éclairages, bref, tout ce qui faisait du concert rock un véritable spectacle.

Ce lundi soir, à la Flèche d'Or, elle écouta avec plaisir Etikal Lab au trip hop envoûtant, caressant, délicat. Ah ! Les rythmiques de Jibé, percutantes, métalliques, la basse d'Arno, puissante, mélodique, la voix de Mag, élégante et posée ! Un répertoire sautillant sur lequel elle avait esquissé quelques pas de danse, le regard fixé sur l’écran en fond de scène, où défilaient des images en couleur ou en noir et blanc, répétitives, lancinantes, erratiques.

Ce fut ensuite le set de French Paradoxe, du vrai rock de combat révélant sa part d'ombre. Délire alcoolique à la Bukowski, textes noirs à tiroirs, divagations nocturnes, amours troubles, états limites… Francky à la basse et au chant, Steph à la guitare, Quentin à la batterie : un  trio au son brut, basique, efficace.

Etikal Lab et French Paradoxe avaient déjà reçu tous ses éloges dans les chroniques qu'elle leur avait consacrées pour leur premier album. Les voir sur scène rajoutait à son engouement : chacun, dans son style, avait une bonne dose d'originalité, ne cherchant pas à copier ce qui existait déjà. Peut-être bien qu'ils iraient loin. S'ils parvenaient à rester ensemble, sans trop s'abîmer, ni se déchirer. Ni s'entretuer.

La formule du trio : ni trop, ni pas assez, juste le nécessaire. La richesse dans le déséquilibre du nombre impair, les idées de l'un qui viennent contrebalancer celles des deux autres, les compromis d'où jaillit le génie… Parfois à quel prix ! À trois, la créativité est souveraine, mais rien n'est facile, ça reste fragile… Il faut rester soudé, quelles que soient les circonstances. Sinon… Le bel édifice s'effondre comme un château de cartes.

C'est en regagnant la sortie qu'elle avait su, pour MAX. La programmation de la semaine était scotchée sur la porte vitrée, simple feuille blanche de format A4 provenant d'une imprimante à jet d'encre. Elle ne l'avait pas vue en arrivant, pour la bonne et simple raison qu’elle n’était pas encore affichée ? Les trois lettres majuscules lui ont explosé à la figure, irradiant ses joues, tétanisant sa nuque, produisant une tornade sous son crâne.

Coups violents au niveau des tempes, montée de sueur et de chaleur, décharges électriques le long de la colonne vertébrale, jambes tremblantes, visage défait… Son ventre s'est crispé pour faire face à une douleur intense montant du fond de ses entrailles. Les larmes sont venues et l'envie de vomir, tout de suite après. Elle a franchi en courant le couloir menant à la rue, fait quelques pas chancelants sur le trottoir avant de rendre ses bières dans le caniveau.

C'était tout bonnement inimaginable ! Elle avait mis des années à s’en débarrasser, et voilà que ça lui revenait en pleine gueule ! Son passé ressurgissait, seize ans après, malgré tout le mal qu'elle s’était donné pour oublier. Elle était en plein cauchemar, ce n'était pas possible, comment avaient-ils pu ? Elle se releva, respira profondément, sortit un mouchoir de son sac pour s'essuyer la bouche. Il y avait de la colère en elle, mêlée à de l'incrédulité. MAX en concert à la Flèche d'Or ? Plutôt assister à l'apparition d'un fantôme ! C'était quoi, ce cirque ?

Elle cracha bruyamment puis tenta d'envisager les choses sous un autre angle, plus rationnel. Elle s'était fait un mauvais délire, elle avait subi, une fois de plus, la manifestation traîtresse de son inconscient, elle avait mal lu, c'était tout ! Sa réaction avait été tellement extrême, démesurée ! Aussi violente que le jour où… Pour en avoir le cœur net, elle se redirigea vers l'entrée de la Flèche d'Or, prenant un air penaud devant le vigile qui montait la garde. Lequel, imperturbable, lui céda le passage en lui lançant : Bonsoir.

Elle a relu l'annonce attentivement : MAX, électro pop 80's, en concert exclusif jeudi 9 mars 21h. Elle eut un méchant coup au cœur, les larmes se remirent à couler. Ainsi donc, ils l'avaient fait. Malgré l'interdiction formelle : ne jamais reformer MAX. Et surtout pas à deux ! C'était une entité à trois têtes, indissociable, chacune nourrissant l'autre de ses influences, de ses préférences, de ses obsessions. L'un sans les autres, les uns sans l'autre, MAX n'existait pas. N'existait plus, de toute façon !

Qui allait jouer, jeudi prochain ? L'un d'entre eux avait-il repris le nom du groupe à son compte et embauché deux doublures juvéniles pour faire illusion ? Ce ne serait pas la première fois, avec tout ce mouvement revival qui faisait se reformer les groupes les plus improbables. C'était parfois lamentable, une véritable mascarade. Alors non ! Pas MAX ! Et surtout pas sans elle !

Marie, Axel, Xavier : les trois lettres de MAX, le nom qu'ils s'étaient choisi lorsqu’ils avaient commencé à faire de la musique ensemble. D'abord chez elle et puis, après maintes et maintes plaintes des voisins, dans le local de répètes de la MJC. Marie était au chant, au piano, aux percussions. Axel jouait de la basse et assurait les samples, les programmations rythmiques. Xavier était à l'orgue, aux synthés, à la trompette, parfois à la guitare. Les deux garçons faisaient aussi les chœurs.

Plus tard, Axel et Xavier avaient trouvé un grand appart en colocation, dans lequel ils avaient aménagé un studio de répétition et d'enregistrement. Elle les rejoignait dès qu'elle pouvait, parfois en semaine et surtout le week-end. Ils passaient le plus clair de leur temps à faire de la musique, à parler musique, à discuter de leur musique. Une passion dévorante, un véritable art de vivre.

Il y eut les premiers concerts dans les petites salles de campagne ou sur des podiums en plein air, pour un anniversaire, un tremplin, une fête communale… Ils ouvraient le bal avec leurs chansons dansantes, plutôt marrantes et ironiques, aux sonorités synthétiques. Ils remportaient un franc succès ! Ça fait un bail qu’elle a jeté toutes les photos, détruit tous les enregistrements, brûlé ses textes, déchiré les coupures de presse. Il ne lui reste rien de MAX, pourtant, il vit encore en elle. Comme au bon vieux temps. Comme au temps de MAX.

De retour chez elle, elle cherche sur Internet des informations et ne trouve que quelques citations dans des chroniques antédiluviennes. Ici : MAX, trio inventif mixant magistralement l'électro, la pop, et la chanson, ou là : MAX, son album éponyme et son destin tragique. L'album et les deux maxis vinyles n'ont jamais été réédités ni repressés en CD ; apparemment personne ne souhaite les revendre sur eBay. Peut-être sur les brocantes ?

Sur le site web de la Flèche d'Or, il n'y a rien de plus que ce qu'elle a déjà lu : MAX, électro pop 80's, en concert exclusif jeudi 9 mars 21h. Elle tape le nom d’Axel puis de Xavier dans les renseignements téléphoniques, ne trouve rien les concernant. Ils doivent avoir résilié leur abonnement France Télécom au profit d'un portable ! Sinon, elle les aurait appelés, là, immédiatement, à quatre heures du matin, pour leur dire tout le mal qu'elle pensait de cette reformation insensée, traîtresse, maudite !

Demain, elle téléphonera à la Flèche d'Or pour poser quelques questions. Elle se fera passer pour une fan qui veut en savoir un peu plus sur ses idoles, ou pour une journaliste qui rédige un article sur les groupes cultes des années quatre-vingt… Maintenant, il faudrait qu'elle dorme un peu. Tout à l'heure, elle travaille ! Elle avale un Xanax et se couche sans défaire son canapé-lit. Les trois lettres de MAX tournoient dans sa tête, lumineuses, phosphorescentes. Puis d'un coup, c'est le noir.

Une journée de travail dense, bien remplie, riche en contacts humains, lui a fait oublier ses angoisses de la nuit. Elle s'est forcée à sourire, elle s'est sentie de meilleure humeur. Comme quoi… Ça n'était pas très difficile d'être aimable, quand elle voulait ! Elle avait su tenir à l'écart ses préoccupations du moment et elle en était fière. Elle était trop souvent triste, en arrivant le matin ; toujours hantée par un problème existentiel, un déboire amoureux, un litige avec sa banque… Elle avait toujours une bonne raison d'être malheureuse. Il en fallait, décidément, du temps, pour changer ! Elle n'a repensé à MAX qu'après son travail, en montant dans sa voiture pour repartir chez elle.

Alors MAX allait faire un concert. Qu'est-ce qu'elle en avait à faire, après tout ? Ce serait quoi, exactement, jeudi à la Flèche d’Or ?  Un groupe bidon qui allait jouer en play-back sur leurs titres ? Un coup monté, une opération promotionnelle pour la réédition CD ? Avait-elle vraiment envie de savoir, finalement ? Ce n'était qu'un mauvais rêve. Jeudi soir, elle resterait chez elle. Dans quelques semaines, elle aurait oublié.

Elle s'endormit devant les infos régionales de dix-neuf heures, se réveilla en plein milieu d'un téléfilm crétin, avec des femmes flics impeccablement sapées, coiffées, maquillées, qui traquaient un violeur étrangleur de petites filles. Morbide. Elle changea de chaîne, ils s'étaient tous donné le mot, ce n'était que nullité, bêtise, connerie, voyeurisme, impudeur. Et sur Arte, un énième épisode de l'histoire allemande, en noir et blanc.

Elle éteignit la télé et appela la Flèche d'Or, mais c'était un message sur répondeur qui annonçait les concerts. Elle sursauta au nom de MAX et raccrocha comme si le combiné l'avait brûlée. Surtout ne pas flancher. Elle se prépara des sandwiches qu'elle mangea vite fait sur un coin de table, installa son clic-clac, prit un Xanax, se mit dans les draps et sombra dans un lourd sommeil.

Son mercredi soir fut consacré à l'écriture, elle avait des chroniques en retard, elle devait s'activer. Ça la tenait, l'écriture de chroniques, ça avait à voir avec la musique, mais sous un autre angle… Ça ne lui manquait plus, de jouer et de chanter, d'être sur une scène. Enfin, du moins, s'en était-elle persuadée. De toute façon, vu comment ça s'était terminé…

Pourquoi avait-il fallu qu'ils tombent tous les deux amoureux d'elle ? Marie se tapait un mec de temps à autre, comme ça, selon les occasions qui se présentaient, mais pas plus ! Le groupe avant tout ! Il ne fallait pas mélanger musique et sentiments, il fallait tenir à l'écart vie sexuelle et amoureuse. Elle avait été claire avec eux, là-dessus. Rien ni personne ne devait les séparer, les empêcher d’avancer.

De fil en aiguille, la musique de MAX avait pris de l'ampleur, réunissant un public toujours plus enthousiaste, qui aimait la fête et la danse. Les journalistes, à l'affût d'un nouveau phénomène, ne tarissaient pas d'éloges à leur sujet. Ils innovaient : leur musique, très froide à la base, se teintait de rythmes percussifs aux tonalités chaudes venues d'Afrique, du Brésil, des Caraïbes… C'était Axel qui s'en chargeait. Un dieu de l'informatique et des boîtes à rythmes. Xavier inventait des lignes d'orgue ou de synthé tout bonnement incroyables. Il jouait divinement de la trompette, un son jazzy qui tranchait avec la précision des machines.

Marie chantait ses textes, s'accompagnait au piano, dansait en agitant son tambourin, ses maracas, ses clochettes, ses claves, son triangle… Ils ont signé pour un album et deux maxis, leur maison de disques se chargeait de tout, promo, interviews, tournées… On était en juillet 1989, l'année du bicentenaire de la Révolution. Jean-Paul Goude créait l'événement avec un défilé gigantesque sur les Champs-Élysées. Eux étaient sur la route, à la rencontre du succès, partout où ils passaient ou presque. Il y avait bien eu un ou deux plans foireux, mais ils en avaient bien ri, après !

Pourquoi avait-il fallu qu'ils tombent tous les deux amoureux d'elle ? Marie avait pourtant remis plusieurs fois les choses au point, avec eux. C'était ridicule, qu'ils baisent des groupies si ça pouvait les soulager et les faire penser à autre chose ! Ils n'allaient pas tout gâcher, quand même ! Qu'ils reprennent leurs esprits, tous les deux ! Allons, mais qu'est-ce qu'ils croyaient ? Elle n'était amoureuse ni de l'un ni de l'autre ! Qu'ils ne se fassent aucune illusion ! Affaire classée !

Fin décembre 1989, il était temps que la tournée s'achève. Ils n'avaient pas eu beaucoup de pauses, tout le monde avait besoin de repos… Entre eux, ça menaçait d'exploser à tout moment. Conflits, rivalités, provocations incessantes, la sale ambiance se répercutait sur l’équipe qui les accompagnait. Marie a quitté Axel et Xavier juste après le dernier concert de la tournée, demandant expressément à ses parents de venir la chercher et de la ramener à la maison, où elle pourrait décompresser et prendre du recul. Il y avait toujours, là-bas, son vieux piano ; si l'envie la prenait, elle pourrait composer… Pour le moment, elle se sentait vidée. Elle avait du sommeil à rattraper pour retrouver la sérénité.

Le répit n'a été que de courte durée. Mi-janvier, il a fallu aller à Paris pour l'enregistrement du nouveau maxi : une version longue de Ton ennui pour les discothèques, et un titre inédit. Ils étaient si contents de se revoir, tous les trois, si contents de jouer ! Tout semblait être redevenu comme avant. Les garçons s'étaient apparemment fait une raison pour le bien du groupe. Ils avaient retrouvé avec Marie des relations de franche camaraderie.

Le soir, après la première session d'enregistrement, ils étaient sortis pour fêter leurs retrouvailles, d'abord au restaurant, puis dans des pubs du Ve arrondissement où ils avaient descendu moult pintes de Guinness. On lui disait souvent qu'elle buvait comme un homme. C'est vrai, elle encaissait. Ils avaient hurlé leur joie d'être réunis, de réussir dans la musique, celle qu'ils aimaient, qu'ils défendaient, qu'ils créaient pour le bien de l'humanité ! Ils allaient continuer à faire de grandes choses, ensemble !

Comment s'étaient-ils retrouvés tous les trois dans sa chambre d'hôtel, pourquoi leur avait-elle permis d'entrer ? Elle ne se souvenait plus de rien. Engluée dans l'ivresse, à moins que… Perte de contrôle total, laisser-aller maximal, jusque dans l'inconcevable. Le lendemain : horreur de leurs corps nus, entremêlés. La pire des choses qui pouvait arriver. L'avaient-ils fait ? Il semblait bien que oui, elle en avait les jambes dégoulinantes.

Enfer, horreur, dégoût, nausée. Elle n'avait pas eu le temps d'aller jusqu'aux toilettes pour vomir, elle avait dégueulé sur la moquette, au pied du lit, jusqu'à la bile. Son ventre lui faisait atrocement mal, elle aurait voulu mourir. Fuir, fuir tout de suite ce tableau sordide, avant qu'ils ne se réveillent, surtout ne pas avoir à leur parler, à croiser leurs regards… Elle s'est rhabillée précipitamment, a rassemblé fébrilement ses affaires, s'est sauvée vite fait.

Elle n'a jamais su s'ils avaient prémédité leurs actes. Lui avaient-ils fait prendre une drogue pour la rendre docile ? Les choses s'étaient-elles passées au cours de leur délire alcoolisé, dans lequel ils avaient eu tous les trois leur part de responsabilité ? Elle ne savait pas ce qui était le pire ; de toute façon le pire était fait, c'était irréversible. Elle se sentait trahie, salie, une moins que rien. Honteuse, détruite. Elle est retournée chez ses parents, cocon aimant et bourdonnant, restant des jours entiers sans sortir de sa chambre, muette, prostrée. Elle leur a juste dit que MAX, c'était fini. Ils n'ont jamais posé de questions et elle n'a jamais eu la force de leur parler de ce qui s’était passé. Comment aurait-elle pu ? C'était tellement abominable !

Elle n'a jamais revu Axel, ni Xavier. Elle avait appris peu de temps après, atterrée, ce qui leur était arrivé, ce duel d'un autre âge en bonne et due forme, à l'épée, au petit matin, dans un square parisien. Ils étaient devenus fous ! Ils avaient bien failli y laisser leur peau ! Le deuxième maxi est sorti au printemps 1990, à son grand désespoir. Il s'est très bien vendu, à ce qu'elle en a su. En rayon juste après le drame, les fans se sont précipités dessus comme des vampires sur du sang frais. Le malheur fait vendre, c'est bien connu. Elle a alors écrit à ses deux ex-complices une même et brève lettre, dans laquelle elle leur signifiait ses conditions : ne jamais plus utiliser le nom de MAX, ni demain ni dans vingt ans. MAX était mort et enterré. Qu'ils se le tiennent pour dit.

         Jeudi midi, pendant sa pause déjeuner, son portable a sonné. C'était Lisa, toute excitée, qui lui demandait si elle jouait vraiment, ce soir, avec MAX. Elle n'y croyait pas ! Elle venait de voir l'annonce du concert sur le site internet du magazine Les Inrockuptibles, ça l'avait toute retournée ! Lisa était l'une des rares personnes à qui elle avait parlé de MAX et apparemment, elle aurait mieux fait de s'abstenir.

Elle lui coupa la parole pour lui hurler que non, elle n'avait rien à voir avec ce concert de MAX, qu'elle ne l'emmerde pas avec ça, elle n'avait rien d'autre à lui dire ? Lisa lui demanda de se calmer, elle n'avait pas voulu la froisser, elle s'excusait ! Elles parlèrent de choses et d'autres puis, juste avant de raccrocher, Marie se surprit à demander à Lisa : Dis, finalement, ça te dirait d'aller ce soir à la Flèche d'Or, pour voir à quoi ressemble MAX ? Lisa, amatrice d'aventures nocturnes, lui répondit qu'elle était partante.

Ça y est, elles se garaient, dans une rue adjacente, à deux pas. Elles entraient à la Flèche d'Or, il était juste vingt et une heures, elles savaient que le concert ne commencerait pas à l'heure, mais dans le doute, elles avaient joué la carte de la ponctualité. Marie avait raconté à Lisa ce qu'elle n'avait jamais raconté à personne d’autre, les affrontements entre Axel et Xavier, la soirée arrosée dans la démesure, la nuit à l'hôtel dont elle ne se souvenait plus, l'ignoble réveil…

Elles commandèrent une bière au bar, puis deux, puis trois, restèrent au comptoir en attendant que le concert commence. La salle se remplissait, c'était agréable de constater qu'il y avait encore un tel public, pour MAX. Des vieux de son âge, mais aussi des plus jeunes, étudiants, voire lycéens, même des enfants. Allez, Lisa, on s’en boit une autre ? Elle avait repéré des gens qu'elle avait connus, du temps de MAX. Qu'est-ce qu'ils avaient changé ! Derrière ses lunettes à grosses montures qui lui mangeaient le visage, personne ne pouvait se douter que c'était elle, Marie, et ça l'arrangeait bien. De toute façon elle n'avait plus le même physique, ni la même façon de s'habiller. Elle avait pris des rides et de l'embonpoint, comme beaucoup d'autres femmes à cet âge moyen de la vie.

La musique diffusée dans la salle baissa de volume puis cessa. Juchée sur un tabouret de bar, elle tendit le cou vers la scène, dressa l'oreille. Éclairage bleu sombre, branchement des amplis, intro au synthé, rythmique dansante dans la foulée, affolante ligne de basse. Ils attaquaient par Ton cœur bat, titre inédit du deuxième maxi, le dernier qu'ils aient fait ensemble. C'était leur jeu, c'étaient eux, vraiment eux !

Elle les vit apparaître dans la lumière devenue éclatante : Axel, monté sur ressorts, la blondeur ravageuse, toujours aussi peroxydée, Xavier et sa large carrure, son imposante stature, droit comme un piquet… Ils n'avaient pas le droit de jouer sans elle, ils n'avaient pas le droit ! Elle descendit précipitamment de son tabouret, joua des coudes dans la foule compacte déjà en train de danser pour se faire un passage jusqu'aux devants de scène.

Ils étaient là, tout près, ils n'attendaient plus qu'elle ! L’intro de Ton cœur bat allait se terminer, Marie devrait bientôt chanter ! Les paroles lui revinrent, elle se mit à les fredonner : Dans ta petite ville tranquille, ton cœur bat, tout bas, si bas. Elle se propulsa sur la scène, tel un diable sortant de sa boîte, empoigna un micro puis, jetant un regard noir, plein de défi, à l'un comme à l'autre, elle commença à chanter. La musique reprit, se greffa sur elle, l'enveloppant, l'enjôlant, l’effleurant… Devant une foule en plein délire, Marie continua sur le refrain, puis entonna le deuxième couplet. 

Photo : Guerre Froide à Petit Bain, Paris, 6 décembre 2015 (avec Charles de Goal et Little Nemo).

dimanche 14 juin 2020

Au bal


La nuit dernière, fête au château, grand bal pour tous les animaux ! Petite souris coquine, à la robe soyeuse, je cherchais une proie, furetant de-ci, de-là. 

Tu es venu vers moi, dans ton costume de chat, la fourrure noire étincelante, les yeux verts irradiants, la voix câline et caressante. Grand chat noir enjôleur, souris grise effrontée…

Nous avons tournoyé, nous avons virevolté, tendrement enlacés. Nous étions ivres, émerveillés. 

Puis je t'ai invité à me suivre dehors, à te coucher à mes côtés dans l'herbe tendre, sous les étoiles ; je voulais te humer, te goûter, te dévorer, ne faire de toi qu'une bouchée. 

Je me souviens de ce premier baiser et puis après, de ma robe argentée toute fripée, de mon grand décolleté, de ta tête alanguie posée sur ma poitrine, de ta main sur mon ventre. 

Apaisée, rassasiée, j'ai su que je te garderais, que je t'avais trouvé.

dimanche 7 juin 2020

Le naufragé


Il faisait déjà chaud sur le port en cette matinée de printemps, à peine neuf heures et demie. Joe avait bu deux cafés allongés et s’apprêtait à commander son premier pastis quand son regard fut attiré par un petit voilier qui accostait juste en face de la terrasse où il s’était échoué.

La nuit avait été rude. De la journée à venir, il n’en attendait rien de plus qu’un taux suffisant d’alcool dans le sang pour sombrer dans un long et profond sommeil. Sombrer. Il en était là, il avait fait de sa vie un véritable naufrage. Il était tombé si bas, en si peu de temps !

Après quelques petits verres de jaune, il rentrerait chez lui, il le faudrait, à un moment ou à un autre. Il s’arrêterait à la supérette pour acheter quelques bouteilles qui parviendraient enfin, il l’espérait, à endormir sa douleur, à lui faire perdre conscience, à l’emporter jusqu’au néant. Il se devrait d’achever ce qu’il avait commencé.

Il avait hélé le serveur, pour le moment occupé à une autre table. En attendant, il se mit à observer la femme, plus très jeune, petite et plutôt ronde, qui s’affairait, seule, sur le ponton, pour amarrer solidement son esquif.

Elle portait une marinière bleue et blanche, un pantalon corsaire assorti, des espadrilles rouges. Ses cheveux bruns formaient deux longues nattes, son chapeau de paille était orné de fleurs de coquelicots. Cela le fit sourire, il ne savait pourquoi.

Joe fut tenté un instant d’aller lui donner un coup de main, puis il se ravisa. Le serveur arrivait avec sa commande.

dimanche 31 mai 2020

Les disparitions

Le 10 avril 2019

Les chagrins, les regrets, les blessures, le réchauffement climatique au centre des préoccupations, la déforestation, les menaces d’extinction, les catastrophes écologiques, les guerres jamais finies, les attentats terroristes, les discours extrémistes, les inégalités sociales, les Roms, les migrants, les expulsés, les sans-abris, les jeunes et tous les autres, les retraités, les étudiants, les licenciés, les chômeurs, les pauvres toujours plus pauvres, la colère à tout-va, le monde à vau l’eau, ras-le-bol, c’en est trop, les manifestations, l’explosion de violence, la fièvre destructrice, le tumulte, le chaos, les affrontements, les répressions, les riches toujours plus riches, la classe moyenne en chute libre, les conversations insipides, le dictat des smartphones, de l’entre soi, du m’as-tu vu, de l’impudeur, de l’indécence, mots incendiaires, mauvais esprit, on s’en fout de ta vie, au bord des larmes et à deux doigts de me barrer, rentrer chez moi en vitesse, retrouver l’harmonie, le silence, la solitude en compagnie des chats, mes souvenirs depuis l’enfance, les événements cycliques ; j’ai toujours été ainsi, imperfectible ; l’essentiel est derrière moi, je n’ai plus grand-chose d’autre à attendre, plus rien ne me pousse, ça pourrait bien s’arrêter demain.


Ah bon, tu me trouves l’air dépressif ?


dimanche 24 mai 2020

Une rue en ville


Le ciel était couvert, l’air légèrement humide. Ce n’était pas gênant, il ne faisait pas froid. Pour peu que l’on ait tout de même un bon pull, un bonnet et un coupe-vent avec capuche, au cas où il pleuvrait !

Avec le téléphérique, les nouveaux quartiers étaient facilement accessibles pour les piétons. L’ascension en cabine permettait de surplomber un panorama à couper le souffle ! L’on découvrait la ville d’une façon insolite avant d’entamer lentement la descente, sur l’autre rive.

La station se trouvait dans les anciennes fonderies, longtemps restées en friche. Cet immense site industriel avait été depuis peu réhabilité en un espace public festif et multiculturel.

La traversée des grands et hauts bâtiments, où l’on pouvait voir d’antiques machines, serait réalisée tranquillement, en flânant. Il régnait là une douceur de vivre dont il faisait bon s’imprégner.

Devant la médiathèque se déclinant sur plusieurs étages, de grands panneaux présentaient une exposition de photographies sur le thème du réchauffement climatique.

Dans des recoins aménagés, des jeunes gens se livraient à une joute chorégraphiée avec des sabres laser tous droits sortis de Star Wars, d’autres s’entraînaient à la danse hip hop, d’autres encore, en position du lotus, méditaient…

Un territoire utopique, atypique, préservé des violences qui agitaient le monde extérieur. Les gens semblaient heureux d’être là, chacun vaquant à ses occupations.

Les longs passages franchis dans la contemplation, la sortie présentait un autre décor : une architecture résolument contemporaine, un quartier tout juste sorti de terre.

Le temps s’était rafraîchi, les nuages se faisaient menaçants. Qu’à cela ne tienne ! Laissant derrière elle les ateliers monumentaux et les bâtiments design, Sonia se dirigea vers la rue dont on lui avait parlé à l’Office de Tourisme.

Descente prudente en foulant les pavés. En contrebas, les constructions modernes ont disparu, cédant la place à de solides bâtisses en murs de pierre, toits en ardoise, volets en bois et rideaux aux fenêtres. Il y a un café accueillant qui fait l’angle. L’on tourne à gauche…

La voilà, cette rue où l’on trouve les rares maisons du XVIIe siècle encore debout, épargnées miraculeusement des bombardements de la dernière guerre !

Il n’y a pas un chat. Ou plutôt si, il y en a plein ! Celui-ci dort sur un banc, ceux-là dans un panier, sur un fauteuil, en haut d’un mur, au milieu des pots de fleurs… D’autres se baladent, font leur toilette. Les plus amicaux réclament des caresses.

Sonia prend les félins en photos puis s’aventure dans un passage étroit où elle découvre un jardin exotique luxuriant, plein de charme. Plus bas elle pousse la porte du petit musée retraçant l’histoire de la rue, plus loin elle admire des décors de théâtre entreposés soigneusement en attendant la belle saison…

Partout des plantations, des cactus, des palmiers, des arbres fruitiers, des aromates, des légumes, des plantes fleuries, des massifs d’ornement. Des milliers de pots, de toutes les tailles, de toutes les couleurs, sont posés sur les pavés, tout au long de la rue.

Des objets en faïence, des cafetières métalliques émaillées, des paniers en osier, tout un bric-à-brac soigneusement agencé. Des tableaux de toute sorte, pas mal de croûtes, sont accrochés sur les murs extérieurs. Il y a des jardinières aux fenêtres.

L’endroit semble habité, mais il n’y a personne. À part les chats, bien sûr. Mais eux ne savent pas lire ! Une maison fantaisiste et farfelue, comme doivent certainement l’être aussi ses propriétaires, attire l’œil de Sonia.

De drôles de messages sont inscrits sur les pancartes accrochées au grillage du jardin :

Volkswagen petite voiture pour grosse madame, suivi de :

Mercedes grosse voiture pour petite madame, puis :

Vasistas petite fenêtre avec grand carreau, enfin soyons fous :

La banane c’est bon car y’a pas d’os dedans

« Y’a pas d’mal à s’faire plaisir ! » pense-t-elle tout haut, un sourire illuminant son visage.

Sur un mur en hauteur, elle distingue une vieille fresque délavée représentant un révolutionnaire, bras levé, portant le bonnet rouge. Avec, au-dessous, cette phrase sublime :

Ne pas céder sur l’impossible.

Tout près, trône une barrière en bois sculpté où sont peints, en doré sur fond bleu :

Les beaux dimanches.

Une autre fresque représente une jeune femme en robe longue, aussi haute que la porte voisine. Cheveux lâchés, mains sur les hanches, elle lance à la cantonade :

Ici, je vais faire mon carnaval !

Sur une petite table ronde peinte en rouge, il y a des galets où sont écrits de jolis mots. Sonia s’amuse à les déplacer, à sélectionner ceux qui lui parlent. Elle choisit : Loin. Absolument. Une. Liberté. Puis elle photographie sa composition.

Avant de quitter la rue, Sonia s’attarde sur une habitation qu’elle n’a pas pris la peine de détailler en arrivant.

C’est la maison bleue, des fois qu’on en doute, avec son enseigne bleue, ses volets bleus, ses fenêtres pimpantes aux contours peints en bleu. Sur la porte d’entrée, la peinture bleue s’écaille. Un écriteau imprimé en bleu, format A4, a été plastifié et agrafé à même le bois.

Sonia s’approche :

Tant qu’un homme pourra mourir de faim à la porte d’un palais où tout regorge, il n’y aura rien de stable dans les institutions humaines.

Eugène Varlin

Sur la boîte aux lettres, s’affichent deux noms et deux prénoms de femmes.