Ainsi donc,
elle allait retourner à la Flèche d'Or bien plus tôt qu'elle ne l'aurait cru.
Elle n'y avait pas mis les pieds depuis une infinité d'années, et voilà qu'elle
s'apprêtait à y passer une deuxième soirée, en pleine semaine ! Sa vie
était faite de hauts et de bas : le calme plat durant des mois jusqu'au néant,
puis les envies reviennent, les occasions se présentent, une chose en entraîne
une autre… Le printemps arrivait à grands pas, elle était dans une phase
ascendante, plus positive.
Lundi soir,
elle était venue soutenir deux jeunes groupes seine-et-marnais talentueux et
prometteurs, dont les univers musicaux la touchaient particulièrement. Elle
avait retrouvé avec une joie émue, un brin nostalgique, l'ancienne gare de la
ligne de chemin de fer nommée Petite
Ceinture, cet endroit parisien mythique où les soirées se succédaient sans
faillir depuis le début des 90’s. Le public était là en nombre, amical,
chaleureux, bon enfant, amateur de
bière. Une ambiance qu’elle aimait, qui l’électrisait, la rendait vivante.
Après ce qui
lui était arrivé, elle avait fui les salles de concert, les cafés musicaux, les
clubs rock, bref tous les endroits où passait de la musique live. C'était resté longtemps une
véritable phobie. Mais sa passion avait été la plus forte : un jour, elle
s'était jetée à l'eau et avait pris sa place pour Jad Wio. Son groupe fétiche
jouait à l'Usine, une salle associative dans la ville de province où elle avait
trouvé refuge. Elle avait amassé assez de courage pour s'y rendre seule et
avait passé un sacré bon moment.
Elle y
retournerait sans problème, à l'Usine, maintenant qu'elle connaissait le
chemin ! Elle irait en voir, des putains de concerts ! Sa réclusion
était terminée. C'était redevenu vital, essentiel. Elle se remit à sortir,
retrouvant les salles surchauffées, l'émulation du public, l'énergie émanant de
la scène et des musiciens, le jeu des éclairages, bref, tout ce qui faisait du
concert rock un véritable spectacle.
Ce lundi
soir, à la Flèche d'Or, elle écouta avec plaisir Etikal Lab au trip hop envoûtant, caressant, délicat.
Ah ! Les rythmiques de Jibé, percutantes, métalliques, la basse d'Arno,
puissante, mélodique, la voix de Mag, élégante et posée ! Un répertoire
sautillant sur lequel elle avait esquissé quelques pas de danse, le regard fixé
sur l’écran en fond de scène, où défilaient des images en couleur ou en noir et
blanc, répétitives, lancinantes, erratiques.
Ce fut
ensuite le set de French Paradoxe, du vrai rock
de combat révélant sa part d'ombre. Délire alcoolique à la Bukowski, textes
noirs à tiroirs, divagations nocturnes, amours troubles, états limites… Francky
à la basse et au chant, Steph à la guitare, Quentin à la batterie : un trio au son brut, basique, efficace.
Etikal Lab et
French Paradoxe avaient déjà reçu tous ses éloges dans les chroniques qu'elle
leur avait consacrées pour leur premier album. Les voir sur scène rajoutait à
son engouement : chacun, dans son style, avait une bonne dose
d'originalité, ne cherchant pas à copier ce qui existait déjà. Peut-être bien
qu'ils iraient loin. S'ils parvenaient à rester ensemble, sans trop s'abîmer,
ni se déchirer. Ni s'entretuer.
La formule du
trio : ni trop, ni pas assez, juste
le nécessaire. La richesse dans le déséquilibre du nombre impair, les idées de
l'un qui viennent contrebalancer celles des deux autres, les compromis d'où
jaillit le génie… Parfois à quel prix ! À trois, la créativité est
souveraine, mais rien n'est facile, ça reste fragile… Il faut rester soudé,
quelles que soient les circonstances. Sinon… Le bel édifice s'effondre comme un
château de cartes.
C'est en
regagnant la sortie qu'elle avait su, pour MAX. La programmation de la semaine
était scotchée sur la porte vitrée, simple feuille blanche de format A4
provenant d'une imprimante à jet d'encre. Elle ne l'avait pas vue en arrivant,
pour la bonne et simple raison qu’elle n’était pas encore affichée ? Les
trois lettres majuscules lui ont explosé à la figure, irradiant ses joues,
tétanisant sa nuque, produisant une tornade sous son crâne.
Coups
violents au niveau des tempes, montée de sueur et de chaleur, décharges
électriques le long de la colonne vertébrale, jambes tremblantes, visage
défait… Son ventre s'est crispé pour faire face à une douleur intense montant
du fond de ses entrailles. Les larmes sont venues et l'envie de vomir, tout de
suite après. Elle a franchi en courant le couloir menant à la rue, fait
quelques pas chancelants sur le trottoir avant de rendre ses bières dans le
caniveau.
C'était tout
bonnement inimaginable ! Elle avait mis des années à s’en débarrasser, et
voilà que ça lui revenait en pleine gueule ! Son passé ressurgissait,
seize ans après, malgré tout le mal qu'elle s’était donné pour oublier. Elle
était en plein cauchemar, ce n'était pas possible, comment avaient-ils
pu ? Elle se releva, respira profondément, sortit un mouchoir de son sac
pour s'essuyer la bouche. Il y avait de la colère en elle, mêlée à de
l'incrédulité. MAX en concert à la Flèche d'Or ? Plutôt assister à
l'apparition d'un fantôme ! C'était quoi, ce cirque ?
Elle cracha
bruyamment puis tenta d'envisager les choses sous un autre angle, plus
rationnel. Elle s'était fait un mauvais délire, elle avait subi, une fois de
plus, la manifestation traîtresse de son inconscient, elle avait mal lu,
c'était tout ! Sa réaction avait été tellement extrême, démesurée ! Aussi
violente que le jour où… Pour en avoir le cœur net, elle se redirigea vers
l'entrée de la Flèche d'Or, prenant un air penaud devant le vigile qui montait
la garde. Lequel, imperturbable, lui céda le passage en lui lançant : Bonsoir.
Elle a relu
l'annonce attentivement : MAX,
électro pop 80's, en concert exclusif jeudi 9 mars 21h. Elle eut un méchant
coup au cœur, les larmes se remirent à couler. Ainsi donc, ils l'avaient fait.
Malgré l'interdiction formelle : ne jamais reformer MAX. Et surtout pas à deux
! C'était une entité à trois têtes, indissociable, chacune nourrissant l'autre
de ses influences, de ses préférences, de ses obsessions. L'un sans les autres,
les uns sans l'autre, MAX n'existait pas. N'existait plus, de toute façon !
Qui allait
jouer, jeudi prochain ? L'un d'entre eux avait-il repris le nom du groupe à son
compte et embauché deux doublures juvéniles pour faire illusion ? Ce ne serait
pas la première fois, avec tout ce mouvement revival qui faisait se reformer les groupes les plus improbables.
C'était parfois lamentable, une véritable mascarade. Alors non ! Pas
MAX ! Et surtout pas sans elle !
Marie, Axel,
Xavier : les trois lettres de MAX, le nom qu'ils s'étaient choisi lorsqu’ils
avaient commencé à faire de la musique ensemble. D'abord chez elle et puis,
après maintes et maintes plaintes des voisins, dans le local de répètes de la
MJC. Marie était au chant, au piano, aux percussions. Axel jouait de la basse
et assurait les samples, les
programmations rythmiques. Xavier était à l'orgue, aux synthés, à la trompette, parfois à la guitare. Les deux garçons
faisaient aussi les chœurs.
Plus tard, Axel
et Xavier avaient trouvé un grand appart en colocation, dans lequel ils avaient
aménagé un studio de répétition et d'enregistrement. Elle les rejoignait dès
qu'elle pouvait, parfois en semaine et surtout le week-end. Ils passaient le
plus clair de leur temps à faire de la musique, à parler musique, à discuter de
leur musique. Une passion dévorante, un véritable art de vivre.
Il y eut les
premiers concerts dans les petites salles de campagne ou sur des podiums en
plein air, pour un anniversaire, un tremplin, une fête communale… Ils ouvraient
le bal avec leurs chansons dansantes, plutôt marrantes et ironiques, aux
sonorités synthétiques. Ils remportaient un franc succès ! Ça fait un bail
qu’elle a jeté toutes les photos, détruit tous les enregistrements, brûlé ses
textes, déchiré les coupures de presse. Il ne lui reste rien de MAX, pourtant,
il vit encore en elle. Comme au bon vieux temps. Comme au temps de MAX.
De retour
chez elle, elle cherche sur Internet des informations et ne trouve que quelques
citations dans des chroniques antédiluviennes. Ici : MAX, trio inventif mixant magistralement l'électro, la pop, et la
chanson, ou là : MAX, son album
éponyme et son destin tragique. L'album et les deux maxis vinyles n'ont
jamais été réédités ni repressés en CD ; apparemment personne ne souhaite
les revendre sur eBay. Peut-être sur les brocantes ?
Sur le site
web de la Flèche d'Or, il n'y a rien de plus que ce qu'elle a déjà lu : MAX, électro pop 80's, en concert exclusif
jeudi 9 mars 21h. Elle tape le nom d’Axel puis de Xavier dans les
renseignements téléphoniques, ne trouve rien les concernant. Ils doivent avoir
résilié leur abonnement France Télécom au profit d'un portable ! Sinon,
elle les aurait appelés, là, immédiatement, à quatre heures du matin, pour leur
dire tout le mal qu'elle pensait de cette reformation insensée, traîtresse,
maudite !
Demain, elle
téléphonera à la Flèche d'Or pour poser quelques questions. Elle se fera passer
pour une fan qui veut en savoir un
peu plus sur ses idoles, ou pour une
journaliste qui rédige un article sur les groupes cultes des années quatre-vingt… Maintenant, il faudrait qu'elle
dorme un peu. Tout à l'heure, elle travaille ! Elle avale un Xanax et se
couche sans défaire son canapé-lit. Les trois lettres de MAX tournoient dans sa
tête, lumineuses, phosphorescentes. Puis d'un coup, c'est le noir.
Une journée
de travail dense, bien remplie, riche en contacts humains, lui a fait oublier
ses angoisses de la nuit. Elle s'est forcée à sourire, elle s'est sentie de
meilleure humeur. Comme quoi… Ça n'était pas très difficile d'être aimable,
quand elle voulait ! Elle avait su tenir à l'écart ses préoccupations du
moment et elle en était fière. Elle était trop souvent triste, en arrivant le
matin ; toujours hantée par un problème existentiel, un déboire amoureux,
un litige avec sa banque… Elle avait toujours une bonne raison d'être malheureuse. Il en fallait, décidément,
du temps, pour changer ! Elle n'a repensé à MAX qu'après son travail, en
montant dans sa voiture pour repartir chez elle.
Alors MAX
allait faire un concert. Qu'est-ce qu'elle en avait à faire, après tout ?
Ce serait quoi, exactement, jeudi à la Flèche d’Or ? Un groupe bidon qui allait jouer en play-back sur leurs titres ? Un
coup monté, une opération promotionnelle pour la réédition CD ? Avait-elle
vraiment envie de savoir, finalement ? Ce n'était qu'un mauvais rêve.
Jeudi soir, elle resterait chez elle. Dans quelques semaines, elle aurait
oublié.
Elle
s'endormit devant les infos régionales de dix-neuf heures, se réveilla en plein
milieu d'un téléfilm crétin, avec des femmes flics impeccablement sapées,
coiffées, maquillées, qui traquaient un violeur étrangleur de petites filles.
Morbide. Elle changea de chaîne, ils s'étaient tous donné le mot, ce n'était
que nullité, bêtise, connerie, voyeurisme, impudeur. Et sur Arte, un énième
épisode de l'histoire allemande, en noir et blanc.
Elle éteignit
la télé et appela la Flèche d'Or, mais c'était un message sur répondeur qui
annonçait les concerts. Elle sursauta au nom de MAX et raccrocha comme si le combiné l'avait brûlée. Surtout ne pas
flancher. Elle se prépara des sandwiches qu'elle mangea vite fait sur un coin
de table, installa son clic-clac, prit un Xanax, se mit dans les draps et
sombra dans un lourd sommeil.
Son mercredi
soir fut consacré à l'écriture, elle avait des chroniques en retard, elle
devait s'activer. Ça la tenait, l'écriture de chroniques, ça avait à voir avec
la musique, mais sous un autre angle… Ça ne lui manquait plus, de jouer et de
chanter, d'être sur une scène. Enfin, du moins, s'en était-elle persuadée. De
toute façon, vu comment ça s'était terminé…
Pourquoi
avait-il fallu qu'ils tombent tous les deux amoureux d'elle ? Marie se
tapait un mec de temps à autre, comme ça, selon les occasions qui se
présentaient, mais pas plus ! Le groupe avant tout ! Il ne fallait
pas mélanger musique et sentiments, il fallait tenir à l'écart vie sexuelle et
amoureuse. Elle avait été claire avec eux, là-dessus. Rien ni personne ne
devait les séparer, les empêcher d’avancer.
De fil en
aiguille, la musique de MAX avait pris de l'ampleur, réunissant un public
toujours plus enthousiaste, qui aimait la fête et la danse. Les journalistes, à
l'affût d'un nouveau phénomène, ne
tarissaient pas d'éloges à leur sujet. Ils innovaient : leur musique, très
froide à la base, se teintait de rythmes percussifs aux tonalités chaudes
venues d'Afrique, du Brésil, des Caraïbes… C'était Axel qui s'en chargeait. Un
dieu de l'informatique et des boîtes à rythmes. Xavier inventait des lignes
d'orgue ou de synthé tout bonnement incroyables. Il jouait divinement de la
trompette, un son jazzy qui tranchait avec la précision des machines.
Marie
chantait ses textes, s'accompagnait au piano, dansait en agitant son tambourin,
ses maracas, ses clochettes, ses claves, son triangle… Ils ont signé pour un
album et deux maxis, leur maison de disques se chargeait de tout, promo,
interviews, tournées… On était en juillet 1989, l'année du bicentenaire de la
Révolution. Jean-Paul Goude créait l'événement avec un défilé gigantesque sur
les Champs-Élysées. Eux étaient sur la route, à la rencontre du succès, partout
où ils passaient ou presque. Il y avait bien eu un ou deux plans foireux, mais
ils en avaient bien ri, après !
Pourquoi
avait-il fallu qu'ils tombent tous les deux amoureux d'elle ? Marie avait
pourtant remis plusieurs fois les choses au point, avec eux. C'était ridicule,
qu'ils baisent des groupies si ça
pouvait les soulager et les faire penser à autre chose ! Ils n'allaient
pas tout gâcher, quand même ! Qu'ils reprennent leurs esprits, tous les
deux ! Allons, mais qu'est-ce qu'ils croyaient ? Elle n'était
amoureuse ni de l'un ni de l'autre ! Qu'ils ne se fassent aucune
illusion ! Affaire classée !
Fin décembre
1989, il était temps que la tournée s'achève. Ils n'avaient pas eu beaucoup de
pauses, tout le monde avait besoin de repos… Entre eux, ça menaçait d'exploser
à tout moment. Conflits, rivalités, provocations incessantes, la sale ambiance
se répercutait sur l’équipe qui les accompagnait. Marie a quitté Axel et Xavier
juste après le dernier concert de la tournée, demandant expressément à ses
parents de venir la chercher et de la ramener à la maison, où elle pourrait décompresser et prendre du recul. Il
y avait toujours, là-bas, son vieux piano ; si l'envie la prenait, elle
pourrait composer… Pour le moment, elle se sentait vidée. Elle avait du sommeil
à rattraper pour retrouver la sérénité.
Le répit n'a
été que de courte durée. Mi-janvier, il a fallu aller à Paris pour
l'enregistrement du nouveau maxi : une version longue de Ton ennui pour les discothèques, et un
titre inédit. Ils étaient si contents de se revoir, tous les trois, si contents
de jouer ! Tout semblait être redevenu comme avant. Les garçons s'étaient
apparemment fait une raison pour le bien du groupe. Ils avaient retrouvé avec
Marie des relations de franche camaraderie.
Le soir,
après la première session d'enregistrement, ils étaient sortis pour fêter leurs
retrouvailles, d'abord au restaurant, puis dans des pubs du Ve
arrondissement où ils avaient descendu moult pintes de Guinness. On lui disait
souvent qu'elle buvait comme un homme. C'est vrai, elle encaissait. Ils avaient
hurlé leur joie d'être réunis, de réussir dans la musique, celle qu'ils
aimaient, qu'ils défendaient, qu'ils créaient pour le bien de l'humanité !
Ils allaient continuer à faire de grandes choses, ensemble !
Comment
s'étaient-ils retrouvés tous les trois dans sa chambre d'hôtel, pourquoi leur
avait-elle permis d'entrer ? Elle ne se souvenait plus de rien. Engluée
dans l'ivresse, à moins que… Perte de contrôle total, laisser-aller maximal,
jusque dans l'inconcevable. Le lendemain : horreur de leurs corps nus,
entremêlés. La pire des choses qui pouvait arriver. L'avaient-ils fait ?
Il semblait bien que oui, elle en avait les jambes dégoulinantes.
Enfer,
horreur, dégoût, nausée. Elle n'avait pas eu le temps d'aller jusqu'aux
toilettes pour vomir, elle avait dégueulé sur la moquette, au pied du lit,
jusqu'à la bile. Son ventre lui faisait atrocement mal, elle aurait voulu
mourir. Fuir, fuir tout de suite ce tableau sordide, avant qu'ils ne se
réveillent, surtout ne pas avoir à leur parler, à croiser leurs regards… Elle
s'est rhabillée précipitamment, a rassemblé fébrilement ses affaires, s'est
sauvée vite fait.
Elle n'a
jamais su s'ils avaient prémédité leurs actes. Lui avaient-ils fait prendre une
drogue pour la rendre docile ? Les choses s'étaient-elles passées au cours
de leur délire alcoolisé, dans lequel ils avaient eu tous les trois leur part
de responsabilité ? Elle ne savait pas ce qui était le pire ; de
toute façon le pire était fait, c'était irréversible. Elle se sentait trahie,
salie, une moins que rien. Honteuse, détruite. Elle est retournée chez ses
parents, cocon aimant et bourdonnant, restant des jours entiers sans sortir de
sa chambre, muette, prostrée. Elle leur a juste dit que MAX, c'était fini. Ils
n'ont jamais posé de questions et elle n'a jamais eu la force de leur parler de
ce qui s’était passé. Comment aurait-elle pu ? C'était tellement abominable
!
Elle n'a
jamais revu Axel, ni Xavier. Elle avait appris peu de temps après, atterrée, ce
qui leur était arrivé, ce duel d'un autre âge en bonne et due forme, à l'épée,
au petit matin, dans un square parisien. Ils étaient devenus fous ! Ils
avaient bien failli y laisser leur peau ! Le deuxième maxi est sorti au
printemps 1990, à son grand désespoir. Il s'est très bien vendu, à ce qu'elle
en a su. En rayon juste après le drame, les fans se sont précipités dessus
comme des vampires sur du sang frais. Le malheur fait vendre, c'est bien connu.
Elle a alors écrit à ses deux ex-complices une même et brève lettre, dans
laquelle elle leur signifiait ses conditions : ne jamais plus utiliser le
nom de MAX, ni demain ni dans vingt ans. MAX était mort et enterré. Qu'ils se
le tiennent pour dit.
Jeudi
midi, pendant sa pause déjeuner, son portable a sonné. C'était Lisa, toute
excitée, qui lui demandait si elle jouait vraiment, ce soir, avec MAX. Elle n'y
croyait pas ! Elle venait de voir l'annonce du concert sur le site
internet du magazine Les Inrockuptibles,
ça l'avait toute retournée ! Lisa était l'une des rares personnes à qui
elle avait parlé de MAX et apparemment, elle aurait mieux fait de s'abstenir.
Elle lui
coupa la parole pour lui hurler que non, elle n'avait rien à voir avec ce
concert de MAX, qu'elle ne l'emmerde pas avec ça, elle n'avait rien d'autre à
lui dire ? Lisa lui demanda de se calmer, elle n'avait pas voulu la
froisser, elle s'excusait ! Elles parlèrent de choses et d'autres puis,
juste avant de raccrocher, Marie se surprit à demander à Lisa : Dis, finalement, ça te dirait d'aller ce
soir à la Flèche d'Or, pour voir à quoi ressemble MAX ? Lisa, amatrice
d'aventures nocturnes, lui répondit qu'elle était partante.
Ça y est,
elles se garaient, dans une rue adjacente, à deux pas. Elles entraient à la
Flèche d'Or, il était juste vingt et une heures, elles savaient que le concert
ne commencerait pas à l'heure, mais dans le doute, elles avaient joué la carte
de la ponctualité. Marie avait raconté à Lisa ce qu'elle n'avait jamais raconté
à personne d’autre, les affrontements entre Axel et Xavier, la soirée arrosée
dans la démesure, la nuit à l'hôtel dont elle ne se souvenait plus, l'ignoble
réveil…
Elles
commandèrent une bière au bar, puis deux, puis trois, restèrent au comptoir en
attendant que le concert commence. La salle se remplissait, c'était agréable de
constater qu'il y avait encore un tel public, pour MAX. Des vieux de son âge, mais aussi des plus
jeunes, étudiants, voire lycéens, même des enfants. Allez, Lisa, on s’en boit une autre ? Elle avait repéré des
gens qu'elle avait connus, du temps de MAX. Qu'est-ce qu'ils avaient
changé ! Derrière ses lunettes à grosses montures qui lui mangeaient le
visage, personne ne pouvait se douter que c'était elle, Marie, et ça
l'arrangeait bien. De toute façon elle n'avait plus le même physique, ni la
même façon de s'habiller. Elle avait pris des rides et de l'embonpoint, comme
beaucoup d'autres femmes à cet âge moyen de la vie.
La musique
diffusée dans la salle baissa de volume puis cessa. Juchée sur un tabouret de
bar, elle tendit le cou vers la scène, dressa l'oreille. Éclairage bleu sombre,
branchement des amplis, intro au synthé, rythmique dansante dans la foulée,
affolante ligne de basse. Ils attaquaient par Ton cœur bat, titre inédit du deuxième maxi, le dernier qu'ils
aient fait ensemble. C'était leur jeu, c'étaient eux, vraiment eux !
Elle les vit
apparaître dans la lumière devenue éclatante : Axel, monté sur ressorts,
la blondeur ravageuse, toujours aussi peroxydée, Xavier et sa large carrure,
son imposante stature, droit comme un piquet… Ils n'avaient pas le droit de
jouer sans elle, ils n'avaient pas le droit ! Elle descendit précipitamment de
son tabouret, joua des coudes dans la foule compacte déjà en train de danser
pour se faire un passage jusqu'aux devants de scène.
Ils étaient là, tout près, ils n'attendaient plus qu'elle ! L’intro de Ton cœur bat allait se terminer, Marie devrait bientôt chanter ! Les paroles lui revinrent, elle se mit à les fredonner : Dans ta petite ville tranquille, ton cœur bat, tout bas, si bas. Elle se propulsa sur la scène, tel un diable sortant de sa boîte, empoigna un micro puis, jetant un regard noir, plein de défi, à l'un comme à l'autre, elle commença à chanter. La musique reprit, se greffa sur elle, l'enveloppant, l'enjôlant, l’effleurant… Devant une foule en plein délire, Marie continua sur le refrain, puis entonna le deuxième couplet.
Photo : Guerre Froide à Petit Bain, Paris, 6 décembre 2015 (avec Charles de Goal et Little Nemo).
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