dimanche 19 juillet 2020

Une histoire d'amour



Ils en avaient eus, de sacrés moments de bonheur, tous les deux, au cours des dix dernières années ! Voyageant moins, moins loin, moins longtemps, savourant des moments simples et tranquilles dans la villa en bord de mer qu’ils avaient achetée. Chaque nouveau jour passait tel un enchantement. Ils avaient atteint un bel âge, en plutôt bonne santé. Ils étaient comblés par la vie qu’ils avaient menée. Ils étaient riches, avec bien plus d’argent sur leurs comptes qu’ils ne pourraient jamais en dépenser.

 

Cet hiver-là, ils avaient choisi de retourner à Amsterdam. Ils en avaient longuement parlé, ils se sentaient prêts, ils feraient ce voyage ensemble. Ils n’étaient pas éternels, l’un ou l’autre pouvait décliner du jour au lendemain, ou même s’éteindre brutalement… Ils ne pourraient supporter de voir l’autre faiblir, c’était exclu, ils s’aimaient trop pour ça. Ils ne seraient séparés ni par la maladie, ni par la mort de l’autre, c’était impensable, tout bonnement impossible ! Ils n’envisageaient pas l’hôpital, encore moins la maison de retraite.

 

Ils l’avaient décidé. Ils partiraient en bonne forme, mentale et physique, ils se donneraient du bon temps, comme au beau vieux temps.

 

Ils étaient restés beaux, ils étaient beaux l’un pour l’autre, l’un dans les yeux de l’autre. Ils prenaient soin de leur personne, continuaient à se plaire, comme à leurs vingt ans. Ils étaient amoureux, se connaissant si bien, faisant encore l’amour.

 

Les voilà tous les deux, bien mis, élégants, quittant leur hôtel de Raadhuisstraat en se tenant par le bras, suivant à petits pas le trottoir jusqu’à l’angle avec Herengracht. Ils entrent dans le petit café, descendent les quelques marches, s’avancent vers le comptoir pour consulter le menu.

 

Non, ils n’iront pas gambader à travers les rues pavées en longeant les canaux après avoir fumé de l’herbe, ce n’est plus de leur âge. Ils resteront là, dans cette petite salle en sous-sol confortablement aménagée, agréablement éclairée, à l’ambiance cosmopolite, au va et vient incessant. Il achètera deux joints tous faits, elle commandera deux thés au lait.

 

Ils se sont assis tous les deux sur la même banquette, faisant face à la salle et au bar, l’un tout près de l’autre, tirant lentement sur leur joint, s’échangeant des paroles qu’eux seuls peuvent entendre. La musique est douce et paisible, légèrement rythmée, parfaitement adaptée. Sur le grand écran muet, s’époumonent les personnages du Muppet Show sous-titrés en néerlandais.

 

Lorsque le café se remplit, ils acceptent volontiers des voisins de table, en vis-à-vis. Ils engagent la conversation, en anglais, avec ces personnes de passage venues du monde entier, s’adonnant, sans complexes, à des plaisirs récréatifs parfaitement licites dans ce pays.

 

L’endroit leur plaît, ils reviendront les jours suivants. Ils se feront ce plaisir : fumer, ici, ensemble. Ils prendront leur temps pour rêver, philosopher, se souvenir, se séduire, s’étonner encore, aller au plus profond de l’âme de l’autre, communier, ne faire qu’un.

 

Le vieux couple quitte le café à la nuit tombée, saluant amicalement le personnel, le remerciant vivement pour son accueil. Il ajustera sa casquette, elle nouera son foulard, il montera en premier les quelques marches vers la sortie et retiendra la porte pour lui laisser le passage. Dehors, tout se sera allumé : les ponts, les lampadaires, les enseignes, les vitrines, les décorations de Noël, les fenêtres des maisons, les phares des vélos, des trams, des bateaux.

 

Il y a des voitures qui circulent et quelques scooters, une farandole de vélos, beaucoup de piétons sur les larges trottoirs. C’est une grande artère, très passagère. Sur le chemin en sens inverse, jusqu’à leur hôtel, ils profiteront du spectacle des lumières. Allant à leur rythme, ils écouteront les bruits de la ville, ceux de cette ville-là, car chacune a les siens.

 

Que feront-ils demain ? Demain sera un autre jour ! Ils doivent réserver une croisière nocturne pour découvrir les œuvres lumineuses du Light Festival, ils veulent revisiter le musée Van Gogh, revoir la maison de Rembrandt, celle d’Anne Frank, retourner fumer dans ce café qu’ils ont trouvé si sympathique…

 

D’abord un bon dîner réparateur, en tête à tête et aux chandelles, dans le cadre raffiné du restaurant de leur hôtel. L’herbe leur aura donné de l’appétit. Dans leur chambre, ensuite : toilette complète et minutieuse, lecture dans le grand lit, chaleur intime, joie d’être ensemble, désir des corps.

 

Il lâchera son livre, elle sa tablette. Ils s’enlaceront, s’embrasseront, s’étreindront avec force, feront l’amour longuement avant de s’endormir soudés l’un à l’autre, pleinement satisfaits de leur première journée de voyage. L’une de leurs dernières, en couple, sur Terre. Avant de concrétiser leur décision commune, mûrement réfléchie.

 

La semaine prochaine, ils partiront ensemble.

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