Ils en avaient eus, de sacrés moments de bonheur,
tous les deux, au cours des dix dernières années ! Voyageant moins, moins
loin, moins longtemps, savourant des moments simples et tranquilles dans la
villa en bord de mer qu’ils avaient achetée. Chaque nouveau jour passait tel un
enchantement. Ils avaient atteint un bel âge, en plutôt bonne santé. Ils
étaient comblés par la vie qu’ils avaient menée. Ils étaient riches, avec bien
plus d’argent sur leurs comptes qu’ils ne pourraient jamais en dépenser.
Cet hiver-là, ils avaient choisi de retourner à
Amsterdam. Ils en avaient longuement parlé, ils se sentaient prêts, ils
feraient ce voyage ensemble. Ils n’étaient pas éternels, l’un ou l’autre
pouvait décliner du jour au lendemain, ou même s’éteindre brutalement… Ils ne
pourraient supporter de voir l’autre faiblir, c’était exclu, ils s’aimaient
trop pour ça. Ils ne seraient séparés ni par la maladie, ni par la mort de
l’autre, c’était impensable, tout bonnement impossible ! Ils n’envisageaient
pas l’hôpital, encore moins la maison de retraite.
Ils l’avaient décidé. Ils partiraient en bonne
forme, mentale et physique, ils se donneraient du bon temps, comme au beau
vieux temps.
Ils étaient restés beaux, ils étaient beaux l’un
pour l’autre, l’un dans les yeux de l’autre. Ils prenaient soin de leur
personne, continuaient à se plaire, comme à leurs vingt ans. Ils étaient
amoureux, se connaissant si bien, faisant encore l’amour.
Les voilà tous les deux, bien mis, élégants,
quittant leur hôtel de Raadhuisstraat en se tenant par le bras, suivant à
petits pas le trottoir jusqu’à l’angle avec Herengracht. Ils entrent dans le
petit café, descendent les quelques marches, s’avancent vers le comptoir pour
consulter le menu.
Non, ils n’iront pas gambader à travers les rues
pavées en longeant les canaux après avoir fumé de l’herbe, ce n’est plus de
leur âge. Ils resteront là, dans cette petite salle en sous-sol confortablement
aménagée, agréablement éclairée, à l’ambiance cosmopolite, au va et vient incessant.
Il achètera deux joints tous faits, elle commandera deux thés au lait.
Ils se sont assis tous les deux sur la même
banquette, faisant face à la salle et au bar, l’un tout près de l’autre, tirant
lentement sur leur joint, s’échangeant des paroles qu’eux seuls peuvent
entendre. La musique est douce et paisible, légèrement rythmée, parfaitement
adaptée. Sur le grand écran muet, s’époumonent les personnages du Muppet Show sous-titrés
en néerlandais.
Lorsque le café se remplit, ils acceptent
volontiers des voisins de table, en vis-à-vis. Ils engagent la conversation, en
anglais, avec ces personnes de passage venues du monde entier, s’adonnant, sans
complexes, à des plaisirs récréatifs parfaitement licites dans ce pays.
L’endroit leur plaît, ils reviendront les jours
suivants. Ils se feront ce plaisir : fumer, ici, ensemble. Ils prendront
leur temps pour rêver, philosopher, se souvenir, se séduire, s’étonner encore,
aller au plus profond de l’âme de l’autre, communier, ne faire qu’un.
Le vieux couple quitte le café à la nuit tombée,
saluant amicalement le personnel, le remerciant vivement pour son accueil. Il
ajustera sa casquette, elle nouera son foulard, il montera en premier les
quelques marches vers la sortie et retiendra la porte pour lui laisser le
passage. Dehors, tout se sera allumé : les ponts, les lampadaires, les
enseignes, les vitrines, les décorations de Noël, les fenêtres des maisons, les
phares des vélos, des trams, des bateaux.
Il y a des voitures qui circulent et quelques
scooters, une farandole de vélos, beaucoup de piétons sur les larges trottoirs.
C’est une grande artère, très passagère. Sur le chemin en sens inverse, jusqu’à
leur hôtel, ils profiteront du spectacle des lumières. Allant à leur rythme,
ils écouteront les bruits de la ville, ceux de cette ville-là, car chacune a
les siens.
Que feront-ils demain ? Demain sera un autre
jour ! Ils doivent réserver une croisière nocturne pour découvrir les
œuvres lumineuses du Light Festival, ils veulent revisiter le musée Van Gogh,
revoir la maison de Rembrandt, celle d’Anne Frank, retourner fumer dans ce café
qu’ils ont trouvé si sympathique…
D’abord un bon dîner réparateur, en tête à tête
et aux chandelles, dans le cadre raffiné du restaurant de leur hôtel. L’herbe
leur aura donné de l’appétit. Dans leur chambre, ensuite : toilette
complète et minutieuse, lecture dans le grand lit, chaleur intime, joie d’être
ensemble, désir des corps.
Il lâchera son livre, elle sa tablette. Ils
s’enlaceront, s’embrasseront, s’étreindront avec force, feront l’amour
longuement avant de s’endormir soudés l’un à l’autre, pleinement satisfaits de
leur première journée de voyage. L’une de leurs dernières, en couple, sur Terre.
Avant de concrétiser leur décision commune, mûrement réfléchie.
La semaine prochaine, ils partiront ensemble.
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