dimanche 12 avril 2020

Une halte à Angers


Le 21 juin 2035

Chers Camille, Sacha et les enfants,

Comment ça va pour vous ? Avez-vous enfin de quoi vous loger, vous nourrir convenablement ? Vos démarches avaient l’air de prendre une bonne tournure, ont-elles abouti comme vous le souhaitiez ? Les enfants peuvent-ils aller à l’école, commencer à apprendre la langue ? C’est important ! Et vous ? Vos diplômes vous donneront-ils la possibilité de travailler ?

Je profite de notre halte d’une semaine à Angers pour vous écrire. Nos amis Mylène et Cédric nous ont accueillis à bras ouverts. Comme ils ont la chance d’avoir encore leur maison, ils hébergent des personnes de passage, en transit, comme nous… La plupart vont à pied, un sac sur le dos et leurs valises à la main, d’autres poussent un caddie, d’autres traînent une carriole… Quelle misère ! Nous nous sentons bien privilégiés, Jacques et moi, avec notre cheval et notre roulotte ! Nous avons un toit, nous savons où dormir…

Mylène est une vieille amie, ça remonte à loin, aux meilleures heures de notre jeunesse ! Avec Cédric, ils ne se sont jamais quittés depuis cette époque. Ils couleraient des jours heureux s’il n’y avait pas tout ce bazar ! Nous, on a été contraints de fuir. L’air devenait irrespirable, on se mettait en danger nuit et jour, notre petit coin de campagne ne ressemblait plus à rien, ce n’était plus possible !

Alors on a fait comme tous les autres, on a plié bagage avec les moyens du bord. Heureusement, on avait gardé la roulotte, et ce sacré Léon… La vieille carne allait reprendre du service ! Et nous autres vieilles carnes, aussi ! Autant prendre ce qui nous arrive dans la bonne humeur ! À l’âge qu’on a tous les deux, on ne risque plus grand-chose. La mort se rapproche, de toute façon.

Nous comptons rejoindre l’Espagne, le Portugal, l’Andalousie, peut-être pousser jusqu’au Maroc. Jacques a repris des couleurs depuis que nous avons quitté l’enfer du Grand Paris. Nous avons emmené nos chats et aussi un chien resté attaché à sa chaîne, que nous avons trouvé dans une cour de ferme déserte.
Nous voyons des choses abominables sur les routes, même si nous nous déplaçons surtout la nuit. Nous rencontrons plein de vieux comme nous, mais bien plus démunis, fragiles, maigres, malades, épuisés, désespérés… Nous ne nous arrêtons pas. Nous ne pouvons pas les aider ! Excusez-moi d’être dure, mais la lutte pour la vie, c’est chacun pour soi.

Nous profitons avec Mylène des moments de préparation des repas pour bavarder, échanger les dernières nouvelles : ceux qui s’en sortent, ceux qui sont morts… Jacques aide Cédric à consolider la maison, à réparer le toit, à faire quelques travaux à l’intérieur. Ça nous fait du bien de vivre dans des murs, d’avoir un grand lit confortable où dormir, où reprendre des forces. La route sera longue, encore. Nous avons la chance de nous aimer, animés par le désir de continuer à vivre ensemble, coûte que coûte, quelles que soient les conditions.

Jacques se joint à moi pour vous embrasser tendrement toutes les deux et les trois petits. Nous vous souhaitons tout le courage dont vous avez besoin pour démarrer votre nouvelle vie dans ce pays qui a bien voulu vous accueillir. Soyez fortes !

Dès que les communications sont rétablies, on se parle sur le Phone. En attendant, le bon vieil Internet continue à fonctionner, même s’il est réduit à une vulgaire boîte de messagerie… Et chez Mylène et Cédric, le réseau passe encore. Quel progrès !

Donnez-nous vite de vos nouvelles, que nous sachions si vous avez bien reçu ce courriel.

On pense à vous, on vous aime !

Zohra et Jacques